Simon | Page 7

George Sand
le pénible sillon de sa vie. Il souffrait par anticipation les douleurs de ce nouveau martyre, auquel il savait bien que la mollesse et l'amour grossier de soi-même ne viendraient pas le soustraire. Il souffrait, mais non pas comme la plupart de ceux qui se lamentent de leur impuissance; il subissait en silence le mal des grandes ames. Il sentait se former en lui un géant, et sa frêle jeunesse pliait sous le poids de cet autre lui-même qui grondait dans son sein.
Il s'appliquait cette métaphore, et souvent, lorsqu'au fond d'un ravin il se jetait avec accablement sur la bruyère, il se disait en lui-même qu'il était comme une femme enceinte, fatiguée de porter le fruit de ses entrailles. ?Quand donc te produirai-je au jour, dragon? s'écriait-il dans son délire; quand donc te lancerai-je devant moi à travers le monde pour m'y frayer une route? Seras-tu vaste comme mon aspiration, seras-tu étroit comme ma poitrine? Est-ce la cité, est-ce la souris qui va sortir de ce pénible et long enfantement??
En attendant cette heure terrible, il s'étendait sur la mousse des collines et à l'ombre des forêts de bouleaux qui serpentent sur les bords pittoresques de la Creuse; il go?tait parfois quelques heures d'un sommeil agité comme l'onde du torrent et comme le vent de l'orage. Tant?t il marchait avec rapidité pendant tout un jour, tant?t il restait assis sur un rocher, du lever au coucher du soleil. Sa santé périssait, mais son ame ne vivait qu'avec plus d'intensité, et son courage renaissait avec les douleurs physiques qui lui donnaient un aliment.
A ces maux se réunissaient les irritations bilieuses d'un sentiment politique très-prononcé. A vingt-deux ans, les sentiments sont des principes, et ces principes-là sont des passions. Simon avait sucé les idées républicaines au sein de sa mère. Son père, soldat de la république, avait été massacré par les chouans. L'abbé Féline avait compris la fraternité des hommes comme Jésus l'avait enseignée, et Jeanne, imbue de ses pensées, admettait si peu le droit divin pour les dignités temporelles, qu'à son insu, vingt fois par jour, elle était hérétique. Son fils prenait plaisir à l'entendre proférer ces saints blasphèmes. Il se gardait de les lui faire apercevoir, et s'enivrait de l'énergie de cette sauvage vertu qui répondait si bien à toutes les fibres de son être. ?Ma mère, s'écriait-il quelquefois avec enthousiasme, vous étiez digne d'être une matrone romaine aux plus beaux jours de la république.? Jeanne ne savait pas l'histoire romaine, mais elle avait réellement les vertus de l'ancienne Rome.
A cette époque, où il était sérieusement question du retour des anciens privilèges, où l'on présentait des lois sur le droit d'a?nesse, où l'on votait des indemnités pour les émigrés, quoique la mère et le fils Féline n'eussent aucune prévention personnelle contre la famille de Fougères, ils virent avec regret tout l'attirail aratoire des frères Mathieu sortir du donjon féodal pour faire place à la livrée du comte. La vieille Jeanne prévoyait bien, dans son expérience, que, l'amour du nouveau une fois calmé, ce ma?tre tant désiré ne manquerait ni d'ennemis ni de défauts. Elle était blessée, surtout, d'entendre le jeune curé de Fougères parler de lui rendre des honneurs semblables à ceux qui escorteraient les reliques d'un saint, et demandait par quelles vertus cet inconnu avait mérité qu'on parlat d'aller le recevoir en procession. Néanmoins, comme elle ne s'exprimait devant ses concitoyens qu'avec douceur et mesure, malgré le grand crédit que ses vertus, sa sagesse et sa piété lui avaient acquis sur leurs esprits, ils la traitèrent un peu comme Cassandre, et n'en continuèrent pas moins d'élever des reposoirs sur la route par laquelle le comte de Fougères devait arriver.

III.
Quelques jours avant celui où le comte de Fougères était attendu dans son domaine, on vit, dès le matin, mademoiselle Bonne faire charger un mulet des plus beaux fruits de son jardin, fruits rares dans le pays, et que M. Parquet soignait presque aussi tendrement que sa fille. Le digne homme était parti la veille. Bonne monta en croupe, suivant l'usage, derrière son domestique. On attacha le mulet chargé de vivres à la queue du cheval que montaient la demoiselle et son écuyer en blouse et en guêtres de toile. Dans cet équipage, la fille vous voilà-t-il pas en route pour courir à sa rencontre, lui préparer son d?ner et le saluer avec tout le respect d'une humble vassale? Combien de temps allez-vous nous dérober la présence de cet astre resplendissant? Songez à l'impatience...
--Taisez-vous, monsieur Simon, interrompit Bonne avec un peu d'humeur. Toutes ces plaisanteries-là sont fort méchantes. Croyez-vous que mon père et moi soyons les humbles serviteurs de qui que ce soit? Pensez-vous que votre monsieur le comte soit autre chose pour nous qu'un client et un h?te envers lequel nous n'avons que des devoirs de probité et de politesse à
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