Simon | Page 2

George Sand
égaux les soutiennent de leur crédit et de leur influence, pourvu qu'ils fassent un bon usage de leur argent, c'est-à-dire pourvu qu'ils ne soient ni trop économes ni trop généreux. Ces habitudes contractées depuis le commencement de la société n'avaient pas tendu à s'affaiblir sous l'empire. La restauration venait leur donner un nouveau sacre en rendant ou accordant à l'aristocratie des titres et des privilèges tacites, dont tout le monde feignait de ne point accepter l'injustice et le ridicule, et que tout le monde recherchait, respectait ou enviait. Il en est, il en sera encore longtemps ainsi. Le système monarchique ne tend pas à ennoblir le coeur de l'homme.
Quelques vieux paysans patriotes déclamèrent un peu contre les bastions qu'on allait reconstruire, contre les meurtrières du haut desquelles on allait assommer le pauvre peuple. Mais on n'y crut pas. La seule logique que connaisse bien le paysan, c'est le sentiment de sa force. On ne s'effraya donc pas du retour des anciens ma?tres: on en plaisanta un peu, on le désira encore davantage. Les fermiers enrichis sont de mauvais seigneurs pour la plupart; l'économie, qui faisait leur vertu dans le travail, devient leur grand vice dans la jouissance. Le journalier les trouve rudes et parcimonieux; il aime mieux avoir affaire à ces hommes aux mains blanches qui ne savent pas au juste combien pèse le soc d'une charrue au bras d'un rustre, et qui payent selon les convenances plus que selon le tarif.
Et puis le maire, l'adjoint, le percepteur, le curé et toutes les autorités civiles et religieuses du canton, tressaillaient d'aise à l'idée de ces estimables d?ners qui leur revenaient de droit si la noble famille recouvrait son héritage. On a beau dire, les fonctionnaires ont un grand crédit sur l'esprit du peuple. Ils proclament, ils placardent, ils emprisonnent et ils délivrent, ils protègent et ils nuisent. Jamais des hommes qui ont à leur disposition les pancartes imprimées, les ménétriers, les gendarmes, les clefs de l'h?pital et les listes de dénonciation, ne seront des personnages indifférents. Ils pourront se passer du suffrage de leurs administrés, et leurs administrés ne pourront se dispenser de leur complaire. Quand donc le curé, le maire, les adjoints, le percepteur, le juge de paix, et tutti quanti, eurent décidé que le retour de la famille de Fougères était un bonheur inappréciable pour la commune, les vieilles femmes dirent des prières pour qu'il pl?t au ciel de la ramener bien vite; la jeunesse du village se réjouit à l'idée des fêtes champêtres qui auraient lieu pour célébrer son installation, et les journaliers tinrent une espèce de conseil dans lequel il fut résolu qu'on demanderait au nouveau seigneur l'augmentation d'un sou par jour dans le salaire du travail agricole.
M. de Fougères, qui, en recevant de son avoué M. Parquet la promesse d'un succès, s'était rendu à Paris afin d'être plus à portée de négocier son affaire, fut informé de ces détails, et re?ut même une lettre écrite par le garde-champêtre de Fougères, et revêtue, en guise de signatures, d'une vingtaine de croix, par laquelle ou le suppliait d'accéder à cette demande d'augmentation dans le salaire des journées. On ajoutait que la commune faisait des voeux pour la réussite des négociations de M. Parquet, et on espérait qu'en fin de cause, pour peu que les frères Mathieu montrassent de l'obstination, sa majesté le Roi Dix-huit ferait finir ces difficultés et lacherait un ordre de mettre dehors les spogliateurs de la famille de M. le comte.
M. de Fougères avait trop bien appris la vie réelle durant son exil pour ne pas savoir que les affaires ne se faisaient pas ainsi; mais, en véritable négociant qu'il était, il comprit le parti qu'il pouvait tirer des dispositions de ses ex-vassaux. Il chargea ses émissaires de promettre une augmentation de deux sous par jour aux journaliers; et dès lors ce qu'il avait prévu arriva. Il n'y eut sorte de vexations sourdes et perfides dont les frères Mathieu ne fussent accablés. On arrachait l'épine qui bordait leurs prés, afin que toutes les brebis du pays pussent, en passant, manger et coucher l'herbe; et si un des agneaux de la ferme Mathieu venait, par la négligence du berger, à tondre la largeur de sa langue chez le voisin, on le mettait en fourrière, et le garde-champêtre, qui était à la tête de la conspiration pour cause de vengeance particulière, dressait procès-verbal et constatait un délit tel que quinze vaches n'eussent pu le faire. D'autres fois on habituait les oies de toute la commune à chercher pature jusque dans le jardin des Mathieu; et si une de leurs poules s'avisait de voler sur le chaume d'un toit, on lui tordait le cou sans pitié, sous prétexte qu'elle avait cherché à dégrader la maison. On poussa la dérision jusqu'à empoisonner leurs chiens, sous prétexte qu'ils avaient
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 70
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.