Servitude et Grandeur Militaires | Page 8

Alfred de Vigny
marche, et je me souviens que je
chantais Joconde à pleine voix. J'étais si jeune!--La maison du Roi, en
1814, avait été remplie d'enfants et de vieillards; l'Empereur semblait

avoir pris et tué les hommes.
Mes camarades étaient en avant, sur la route, à la suite du roi Louis
XVIII; je voyais leurs manteaux blancs et leurs habits rouges, tout à
l'horizon au nord; les lanciers de Bonaparte, qui surveillaient et
suivaient notre retraite pas à pas, montraient de temps en temps la
flamme tricolore de leur lances à l'autre horizon. Un fer perdu avait
retardé mon cheval: il était jeune et fort, je le pressai pour rejoindre
mon escadron; il partit au grand trot. Je mis la main à ma ceinture, elle
était assez garnie d'or; j'entendis résonner le fourreau de fer de mon
sabre sur l'étrier, et je me sentis très fier et parfaitement heureux.
Il pleuvait toujours, et je chantais toujours. Cependant je me tus bientôt,
ennuyé de n'entendre que moi, et je n'entendis plus que la pluie et les
pieds de mon cheval, qui pataugeaient dans les ornières. Le pavé de la
route manqua; j'enfonçais, il fallut prendre le pas.
Mes grandes bottes étaient enduites, en dehors, d'une croûte épaisse
jaune comme de l'ocre; en dedans elles s'emplissaient de pluie. Je
regardai mes épaulettes d'or toutes neuves, ma félicité et ma
consolation; elles étaient hérissées par l'eau, cela m'affligea.
Mon cheval baissait la tête; je fis comme lui: je me mis à penser, et je
me demandai, pour la première fois, où j'allais. Je n'en savais
absolument rien; mais cela ne m'occupa pas longtemps: j'étais certain
que, mon escadron étant là, là aussi était mon devoir. Comme je sentais
en mon coeur un calme profond et inaltérable, j'en rendis grâce à ce
sentiment ineffable du Devoir, et je cherchai à me l'expliquer. Voyant
de près comment des fatigues inaccoutumées étaient gaîment portées
par des têtes si blondes ou si blanches, comment un avenir assuré était
si cavalièrement risqué par tant d'hommes de vie heureuse et mondaine,
et prenant ma part de cette satisfaction miraculeuse que donne à tout
homme la conviction qu'il ne se peut soustraire à nulle des dettes de
l'Honneur, je compris que c'était une chose plus facile et plus commune
qu'on ne pense, que l'Abnégation.
Je me demandais si l'Abnégation de soi-même n'était pas un sentiment
né avec nous; ce que c'était que ce besoin d'obéir et de remettre sa

volonté en d'autres mains, comme une chose lourde et importune; d'où
venait le bonheur secret d'être débarrassé de ce fardeau, et comment
l'orgueil humain n'en était jamais révolté. Je voyais bien ce mystérieux
instinct lier, de toutes parts, les peuples en de puissants faisceaux, mais
je ne voyais nulle part aussi complète et aussi redoutable que dans les
Armées la renonciation à ses actions, à ses paroles, à ses désirs et
presque à ses pensées. Je voyais partout la résistance possible et usitée,
le citoyen ayant, en tous lieux, une obéissance clairvoyante et
intelligente qui examine et peut s'arrêter. Je voyais même la tendre
soumission de la femme finir où le mal commence à lui être ordonné, et
la loi prendre sa défense; mais l'obéissance militaire, passive et active
en même temps, recevant l'ordre et l'exécutant, frappant, les yeux
fermés, comme le Destin antique! Je suivais dans ses conséquences
possibles cette Abnégation du soldat, sans retour, sans conditions, et
conduisant quelquefois à des fonctions sinistres.
Je pensais ainsi en marchant au gré de mon cheval, regardant l'heure à
ma montre, et voyant le chemin s'allonger toujours en ligne droite, sans
un arbre et sans une maison, et couper la plaine jusqu'à l'horizon,
comme une grande raie jaune sur une toile grise. Quelquefois la raie
liquide se délayait dans la terre liquide qui l'entourait, et quand un jour
un peu moins pâle faisait briller cette triste étendue de pays, je me
voyais au milieu d'une mer bourbeuse, suivant un courant de vase et de
plâtre.
En examinant avec attention cette raie jaune de la route, j'y remarquai,
à un quart de lieue environ, un petit point noir qui marchait. Cela me fit
plaisir, c'était quelqu'un. Je n'en détournai plus les yeux. Je vis que ce
point noir allait comme moi dans la direction de Lille, et qu'il allait en
zigzag, ce qui annonçait une marche pénible. Je hâtai le pas et je gagnai
du terrain sur cet objet, qui s'allongea un peu et grossit à ma vue. Je
repris le trot sur un sol plus ferme et je crus reconnaître une sorte de
petite voiture noire. J'avais faim, j'espérai que c'était la voiture d'une
cantinière, et considérant mon pauvre cheval comme une chaloupe, je
lui fis faire force de rames pour arriver à cette île fortunée, dans cette
mer où il enfonçait jusqu'au ventre quelquefois.

À une
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