Servitude et Grandeur Militaires | Page 7

Alfred de Vigny
m'avertissait qu'en toute
chose la théorie n'est rien auprès de la pratique, et le grave et silencieux
sourire des vieux capitaines me tenait en garde contre cette pauvre
science qui s'apprend en quelques jours de lecture. Dans les régiments
où j'ai servi, j'aimais à écouter ces vieux officiers dont le dos voûté
avait encore l'attitude d'un dos de soldat, chargé d'un sac plein d'habits
et d'une giberne pleine de cartouches. Ils me faisaient de vieilles
histoires d'Égypte, d'Italie et de Russie, qui m'en apprenaient plus sur la
guerre que l'ordonnance de 1789, les règlements de service et les
interminables instructions, à commencer par celle du grand Frédéric à
ses généraux. Je trouvais, au contraire, quelque chose de fastidieux
dans la fatuité confiante, désoeuvrée et ignorante des jeunes officiers de
cette époque, fumeurs et joueurs éternels, attentifs seulement à la

rigueur de leur tenue, savants sur la coupe de leur habit, orateurs de
café et de billard. Leur conversation n'avait rien de plus caractérisé que
celle de tous les jeunes gens ordinaires du grand monde; seulement les
banalités y étaient un peu plus grossières. Pour tirer quelque parti de ce
qui m'entourait, je ne perdais nulle occasion d'écouter; et le plus
habituellement j'attendais les heures de promenades régulières, où les
anciens officiers aiment à se communiquer leurs souvenirs. Ils n'étaient
pas fâchés, de leur côté, d'écrire dans ma mémoire les histoires
particulières de leur vie, et, trouvant en moi une patience égale à la leur
et un silence aussi sérieux, ils se montrèrent toujours prêts à s'ouvrir à
moi. Nous marchions souvent le soir dans les champs, ou dans les bois
qui environnaient les garnisons, ou sur le bord de la mer, et la vue
générale de la nature ou le moindre accident de terrain leur donnait des
souvenirs inépuisables: c'était une bataille navale, une retraite célèbre,
une embuscade fatale, un combat d'infanterie, un siège, et partout des
regrets d'un temps de dangers, du respect pour la mémoire de tel grand
général, une reconnaissance naïve pour tel nom obscur qu'ils croyaient
illustre; et, au milieu de tout cela, une touchante simplicité de coeur qui
remplissait le mien d'une sorte de vénération pour ce mâle caractère,
forgé dans de continuelles adversités et dans les doutes d'une position
fausse et mauvaise.
J'ai le don, souvent douloureux, d'une mémoire que le temps n'altère
jamais; ma vie entière, avec toutes ses journées, m'est présente comme
un tableau ineffaçable. Les traits ne se confondent jamais; les couleurs
ne pâlissent point. Quelques-unes sont noires et ne perdent rien de leur
énergie qui m'afflige. Quelques fleurs s'y trouvent aussi, dont les
corolles sont aussi fraîches qu'au jour qui les fit épanouir, surtout
lorsqu'une larme involontaire tombe sur elles de mes yeux et leur donne
un plus vif éclat.
La conversation la plus inutile de ma vie m'est toujours présente à
l'instant où je l'évoque, et j'aurais trop à dire, si je voulais faire des
récits qui n'ont pour eux que le mérite d'une vérité naïve; mais, rempli
d'une amicale pitié pour la misère des Armées, je choisirai dans mes
souvenirs ceux qui se présentent à moi comme un vêtement assez
décent et d'une forme digne d'envelopper une pensée choisie, et de

montrer combien de situations contraires aux développements du
caractère et de l'intelligence dérivent de la Servitude grossière et des
moeurs arriérées des Armées permanentes.
Leur couronne est une couronne d'épines, et parmi ses pointes je ne
pense pas qu'il en soit de plus douloureuse que celle de l'obéissance
passive. Ce sera la première aussi dont je ferai sentir l'aiguillon. J'en
parlerai d'abord, parce qu'elle me fournit le premier exemple des
nécessités cruelles de l'Armée, en suivant l'ordre de mes années. Quand
je remonte à mes plus lointains souvenirs, je trouve dans mon enfance
militaire une anecdote qui m'est présente à la mémoire, et, telle qu'elle
me fut racontée, je la redirai, sans chercher, mais sans éviter, dans
aucun de mes récits, les traits minutieux de la vie ou du caractère
militaire, qui, l'un et l'autre, je ne saurais trop le redire, sont en retard
sur l'esprit général et la marche de la Nation, et sont, par conséquent,
toujours empreints d'une certaine puérilité.

LAURETTE OU LE CACHET ROUGE

CHAPITRE IV
DE LA RENCONTRE QUE JE FIS UN JOUR SUR LA GRANDE
ROUTE
La grande route d'Artois et de Flandre est longue et triste. Elle s'étend
en ligne droite, sans arbres, sans fossés, dans des campagnes unies et
pleines d'une boue jaune en tout temps. Au mois de mars 1815, je
passai sur cette route, et je fis une rencontre que je n'ai point oubliée
depuis.
J'étais seul, j'étais à cheval, j'avais un bon manteau blanc, un habit
rouge, un casque noir, des pistolets et un grand sabre; il pleuvait à verse
depuis quatre jours et quatre nuits de
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