Scènes de mer, Tome I | Page 9

Édouard Corbière
l'on achète au poids de l'or le privilége de ne pas s'ennuyer plus que tout le monde.
Nos compagnons songèrent, une fois amarrés dans les tranquilles bassins de ce port, à se composer une petite cargaison et à trouver une femme.
La cargaison se trouva assez facilement faite avec les écus que les deux pèlerins avaient su enlever aux habitans de Sierra-Leone.
Pour se procurer une beauté loyale et marchande, ainsi qu'ils avaient la prétention d'en acheter une, ils s'adressèrent d'abord aux modistes du pays.
Mais, par malheur pour eux, les modistes de la place se trouvèrent toutes à peu près vertueuses, et le moyen de décider une vertu à entreprendre le voyage de la c?te d'Afrique pour avoir l'honneur de charmer les ennuis d'un gouverneur anglais.
Après avoir épuisé bien vainement toute son éloquence auprès des modistes inflexibles, M. Laurenfuite s'adressa aux actrices de la troupe. L'art dramatique et lyrique passe assez généralement, soit à tort ou à raison, pour avoir des go?ts aventureux et pour aimer à changer de place. Les paquebots américains partaient quelquefois alors chargés d'artistes et bondés de musiciens. Le Nouveau-Monde faisait une consommation effrayante de jeunes premières et de fortes amoureuses. Ce n'est que depuis peu que l'Amérique a commencé à devenir plus sobre sur l'article du théatre fran?ais. La Colombie, le Brésil et l'Amérique du nord trouvent qu'ils en ont assez eu.
Notre aimable subrécargue s'imagina donc qu'il pourrait, sans beaucoup d'efforts, rencontrer dans la troupe qui desservait le théatre du Havre la perle qu'il cherchait et qu'il prétendait rencontrer plus heureusement que ne le fit le coq de la fable.
Il s'adressa à la jeune première, rien que ?a!
La déité dramatique lui demanda, dès qu'il e?t énoncé ses motifs et fait ses propositions:
--Y a-t-il un théatre en votre Sierra-Leone?
--Non, mademoiselle, lui répondit-il; mais vos attraits pourront briller là de tout leur éclat, aux feux d'un soleil de vingt-cinq à trente degrés à l'ombre.
--Et que voulez-vous donc que je fasse au soleil ou à l'ombre? répartit la jeune première.
--Mille choses que je ne puis vous expliquer, mais que vous ne serez pas embarrassée de deviner une fois que vous conna?trez le pays.
--Grand merci, monsieur, de votre offre! Je connais trop bien mon affaire pour donner dans de telles déceptions; nous autres femmes de théatre, nous ne valons quelque chose aux yeux des hommes que par les effets d'optique et les illusions que nous obtenons ou que nous faisons na?tre sur la scène. Otez-nous les planches sur lesquelles nous sautons chaque soir, les quinquets à la clarté desquels nous brillons dans nos r?les, passez l'éponge sur nos joues fardées, substituez le négligé du matin à nos paillettes de la nuit, et nous ne serons bonnes tout au plus qu'à vous amuser un peu moins que toutes les autres créatures que vous jetez au linge sale quand le jour de la blanchisseuse arrive.... Pas de théatre dans le pays dont vous me parlez, pas d'illusions par conséquent, et partant pas d'actrices. Cherchez ailleurs une voyageuse, car je ne me sens nullement disposée à rompre mon engagement avec le directeur pour devenir la bobonne d'un gros Anglais qui n'a que faire de mon emploi et de mon talent. La grisette vous ira mieux.
--Mais cependant vous avez vu dans les trois Sultanes et dans Gulnare une jeune beauté qui n'était pas sur un théatre, subjuguer, par ses charmes de tous les jours, la fierté d'un ma?tre jaloux, et jusque-là insensible....
--C'est donc un sultan que votre gouverneur anglais?
--Pas tout-à-fait, mais à peu près, sous le rapport des piastres du moins.
--Raison de plus alors pour refuser tout net; car si c'est un sultan, je ne veux pas être son esclave. Vous m'avez bien tout l'air encore d'un chercheur d'occasions manquées.
--Vous me permettrez de vous dire, mademoiselle, que c'est vous plut?t qui manquez une fort belle occasion.
--Oui, en effet, j'irais rompre un engagement avantageux pour vous suivre, et quitter un amant comme on n'en trouve pas, pour un sultan de Sierra-Leone!
--Ah! dès lors que vous avez réussi à avoir un amant....
--Comment! réussi à avoir un amant! Mais j'espère bien en avoir tant que je veux! Un amant!... il semblerait que l'on f?t en peine de s'en procurer.... Apprenez, monsieur, que c'est tout le public qui m'adore.
--A Dieu ne plaise que je vous contredise! Gardez votre public puisque vous l'avez, et veuillez bien me croire avec plaisir votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Le subrécargue, à la suite de cette inutile entrevue, s'avisa d'après le conseil même de la jeune première, de chercher dans l'estimable et sentimentale classe des grisettes du pays.
Un libraire lui apprit que toutes ces demoiselles, en cultivant le talent de l'aiguille avec beaucoup d'ardeur, ne laissaient pas que de trouver encore quelques heureux loisirs pour se meubler la mémoire et le coeur de tous les romans nouveaux qu'il leur louait à quatre sous le volume.
De jeunes
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