comte de
Puyrassieux, il avait déjà l'air d'un fantôme.
--Mais quelle était donc la cause de cette tristesse? demanda M. de
Chabannes. Ulric avait dans le monde une position magnifique; il était
jeune, bien fait, assez riche pour satisfaire toutes ses fantaisies, quelles
qu'elles fussent. Il n'avait aucune raison raisonnable pour se tuer.
--La raison qui vous fait faire une folie n'est jamais raisonnable, dit
entre ses dents M. de Sylvers.
--Folie ou raison, le motif qui détermina Ulric à mourir est la seule
chose que je doive taire, continua Tristan. Ulric s'était donc décidé à
mourir, et passa en Angleterre pour mettre fin à ses jours.
--Pourquoi en Angleterre? demanda un des convives.
--Parce que c'est la patrie du spleen, et que mon ami espérait qu'une fois
atteint de cette maladie, il n'oserait plus hésiter au bord de sa résolution.
Ulric passa donc la Manche, et, après avoir demeuré à Londres
quelques jours, il alla habiter dans un petit village du comté de Sussex.
Là, il recueillit tous ses souvenirs; il passa en revue tous ses jours
passés, toutes ses heures de soleil et d'ombre. Il se répéta qu'il n'avait
plus rien à faire dans la vie; et après avoir mis ses affaires en ordre, il
prit un pistolet et s'aventura dans la campagne, où il chercha longtemps
un endroit convenable pour rendre son âme à Dieu. Au bout d'une
heure de marche il trouva un lieu qui réalisait parfaitement la mise en
scène exigée pour un suicide. Il tira alors de sa poche son pistolet, qu'il
arma résolûment, et dont il posa le canon glacé sur son front brûlant. Il
avait déjà le doigt appuyé sur la détente et s'apprêtait à la lâcher, quand
il s'aperçut qu'il n'était pas seul, et qu'à dix pas de lui il avait un
compagnon s'apprêtant également à passer dans l'autre monde.
Ulric marcha vers ce malheureux, qui avait déjà le cou engagé dans le
noeud d'une corde attachée à un arbre.
--Que faites-vous? lui demanda Ulric.
--Vous le voyez, dit l'autre, je vais me pendre. Seriez-vous assez bon
pour m'aider un peu; je crains de me manquer tout seul, n'ayant pas ici
les commodités nécessaires.
--Que désirez-vous de moi, et en quoi puis-je vous être utile, monsieur?
demanda Ulric.
--Je vous serais infiniment obligé, répondit l'autre, si vous vouliez me
tirer de dessous les pieds ce tronc d'arbre, que je n'aurai peut-être pas la
force de rouler loin de moi quand je serai suspendu en l'air. Je vous
prierai aussi de vouloir bien ne pas quitter ces lieux avant d'être bien
sûr que l'opération a complètement réussi.
Ulric regarda avec étonnement celui qui lui parlait ainsi tranquillement
au moment de mourir. C'était un homme de vingt-huit à trente ans, et
dont les traits, le costume, le langage attestaient une personne
appartenant aux classes distinguées de la société.
--Pardon, lui demanda Ulric, je suis entièrement à vos ordres, prêt à
vous rendre les petits services que vous réclamez de moi: il faut bien
s'entr'aider dans ce monde; mais pourrais-je savoir le motif qui vous
détermine à mourir si jeune? Vous pouvez me le confier sans craindre
d'indiscrétion de ma part, attendu que moi-même je me propose de me
tuer sous l'ombrage de ce petit bois.
Et Ulric montra son pistolet à l'Anglais.
--Ah! ah! dit celui-ci, vous voulez vous brûler la cervelle, c'est un bon
moyen. On me l'avait recommandé; mais je préfère la corde, c'est plus
national.
--Serait-ce à cause d'un chagrin d'amour? demanda Ulric en revenant à
son interrogatoire.
--Oh! non, dit l'Anglais, je ne suis pas amoureux.
--Une perte de fortune?
--Ah! non, je suis millionnaire.
--Peut-être quelques espérances d'ambition détruites?
--Je ne suis pas ambitieux.
--Ah! j'y suis, continua Ulric, c'est à cause du spleen, l'ennui....
--Ah! non, j'étais très heureux, très joyeux de vivre.
--Mais alors....
--Voici, monsieur, puisque cette confidence paraît vous intéresser, le
motif de ma mort. Il y a deux ans, au milieu d'un souper, j'ai parié avec
un de mes amis que je mourrais avant lui. La somme engagée est très
considérable, et le pari est connu dans les trois royaumes. Et comme la
mort n'a pas voulu venir à moi depuis ce temps, si je ne suis pas allé à
elle dans une heure, j'aurai perdu mon pari.... Et je veux le gagner....
Voilà pourquoi....
Ulric resta stupéfait.
--Maintenant, monsieur, que vous avez reçu ma confidence, je vous
rappellerai la promesse que vous m'avez faite, dit l'Anglais, qui, monté
sur le tronc d'arbre, venait de se remettre la corde au cou.
--Un instant, monsieur, de grâce, je n'aurai jamais le courage.
--Eh! monsieur, dit l'autre, pourquoi donc m'avoir interrompu alors? Je
n'ai pas de temps à perdre si je veux gagner mon pari. Il est minuit
moins dix minutes, et à minuit il faut absolument que
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.