Scènes de la vie de jeunesse | Page 9

Henry Murger
instincts dont ils sont doués nativement. La bonne foi, la reconnaissance, toutes les nobles qualités humaines doivent cro?tre dans les sillons qu'arrose la sueur du travail. L'ouvrier doit pratiquer avec la rudesse de ses moeurs la fraternité; ne possédant rien, il ne conna?t point les haines que déterminent les rivalités d'intérêt; ses sympathies et ses amitiés sont spontanées et sincères, et comme celles du monde, n'ont pas seulement la durée d'une paire de gants ou d'un bouquet de bal. Ses amours ignorent les honteux alliages dont sont composés les amours du monde, amours faits d'ambition, d'orgueil, de haine même quelquefois, mais jamais d'amour. L'ignorance du peuple est une sauvegarde contre le mal, car le mal est un résultat du savoir. On fait le bien avec le coeur seulement; le mal exige la collaboration de l'esprit et de la raison.?
Mais cette suprême espérance, à laquelle Ulric s'était obstinément attaché, ne survécut pas à sa tentative. Après avoir pendant six mois vécu au milieu des hommes de labeur, l'étude et le contact des moeurs de ce monde nouveau pour lui laissa Ulric encore plus désolé; et son expérience l'amena à cette conclusion absolue que le bien et le bon n'existaient pas, ou n'existaient qu'à l'état d'instincts dont l'application et le développement n'étaient pas possibles.
Dans les classes élevées de la société, parmi le monde des cravates blanches et des habits noirs, il avait rencontré toute la hideuse famille des vices humains, mais ils étaient du moins correctement vêtus, parlaient le beau langage promulgué par décrets académiques, et n'agissaient point une seule fois sans consulter le code des convenances. Il avait souvent, dans un salon, serré avec joie la main droite d'un homme qui le trahissait de la main gauche, mais cette main était irréprochablement gantée. Souvent il avait cru au sourire de ces trahisons vivantes qu'on appelle des femmes; il s'était laissé émouvoir par les solo de sensibilité qu'elles exécutent en public après les avoir longuement étudiés, comme on fait d'une sonate de piano ou d'un air d'opéra, et il avait été dupe; mais, du moins, ces femmes qui le trompaient étaient vêtues de soie et de velours; les perles et les diamants, arrachés au mystérieux écrin de la nature, luttaient de feux et d'éclairs avec les flammes de leurs regards et resplendissaient sur leur front comme une constellation d'étoiles terrestres. Ces femmes étaient les reines du monde; elles portaient des noms qui avaient eu déjà l'apothéose de l'histoire, et quand elles traversaient un bal, laissant derrière elles un sillage de parfums et de graces, tous les hommes faisaient sur leur passage une haie d'admirations génuflexes.
--Ulric ne tarda pas à se convaincre que les moeurs de l'atelier ne valaient pas mieux que celles du salon.
En venant pour la première fois à son travail, l'apparence chétive de sa personne, la paleur distinguée de son visage, la blancheur de ses mains, jusque-là restées oisives, lui valurent, de la part de ses nouveaux compagnons, un accueil plein d'ironie et d'insultes. Résigné d'abord aux humbles fonctions d'apprenti, Ulric subit patiemment sans y répondre toutes les oppressions et toutes les injures dont on l'accablait à cause de sa faiblesse apparente, à cause de sa fa?on de parler, qui n'avait rien de commun avec le vocabulaire du cabaret. Plus tard, lorsque la pratique de son état eut développé sa force, quand la rouille du travail eut rendu ses mains calleuses et bruni son visage empreint d'un cachet de male virilité, ceux qui, en d'autres temps, avaient abusé de leur force pour l'opprimer, changèrent subitement de langage et de manières avec lui dès qu'ils s'aper?urent que son bras frêle soulevait les plus lourds fardeaux aussi facilement que le souffle d'orage enlève une plume du sol.
Au bout d'un an de séjour dans l'atelier, Ulric, dont l'intelligence avait été remarquée par ses chefs, fut nommé contrema?tre. Cette nomination excita parmi tous ses compagnons un concert de récriminations honteuses et jalouses, et le jour où Ulric se présenta pour la première fois à l'atelier avec son nouveau titre, la conspiration éclata d'une fa?on assez mena?ante pour nécessiter l'intervention des chefs.
--Qu'y a-t-il? demanda l'un d'eux en s'avan?ant au milieu des ouvriers en révolte.
--Il y a, dit un des ouvriers, que nous ne voulons pas de monsieur pour contrema?tre, et il désignait Ulric.
--Pourquoi n'en voulez-vous pas? dit le patron.
--Parce que c'est humiliant pour nous d'être commandés par quelqu'un qui, il y a un an, était encore notre apprenti.
--Eh bien, répondit le ma?tre, qu'est-ce que cela prouve?
--?a prouve, continua l'ouvrier, qui commen?ait à balbutier, ?a prouve que nous sommes tous égaux et qu'on ne doit pas faire d'injustice. Il y a des gens qui travaillent depuis dix ans dans la maison, et ?a les vexe de voir entrer un étranger comme ?a tout de go dans la première bonne place qui se trouve vacante.
--Oui, c'est injuste!
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