Scènes de la vie de jeunesse | Page 8

Henry Murger
Ulric de Rouvres, dont la main aristocratique aurait jadis pu mettre, sans le rompre, le gant de la princesse Borghèse.
Cependant, malgré le rude labeur quotidien auquel il s'était voué, au milieu même de son atelier, et si bruyantes qu'elles fussent, les clameurs qui l'environnaient ne pouvaient assourdir le choeur de voix désolées qui parlaient incessamment à son esprit.
Lorsqu'il rentrait le soir dans sa chambre, après une laborieuse journée, Ulric ne pouvait même pas trouver ce lourd sommeil qui habite les grabats des prolétaires. L'insomnie s'asseyait à son chevet; et, quoi qu'il f?t pour l'en détourner, son esprit descendait au fond d'une rêverie dont l'ab?me se creusait chaque jour plus profondément, et d'où il ressortait toujours avec une amertume de plus et une espérance de moins.
Ulric avait au coeur cette lèpre mortelle qui est l'amour du bien et du bon, la haine du faux et de l'injuste; mais une étrange fatalité, qui semblait marcher dans ses pas, avait toujours donné un démenti à ses instincts et raillé la poésie de ses aspirations. Tout ce qu'il avait touché lui avait laissé quelque fange aux mains, tout ce qu'il avait connu lui avait gravé un mépris ou un dégo?t dans l'esprit, et, comme ces soldats qui comptent chaque combat par une blessure, chacun de ses amours se comptait par une trahison.
Aussi, pendant ses heures de solitude, et quand il déroulait devant sa pensée le panorama de sa vie passée, ne pouvait-il s'empêcher de pousser des plaintes sinistres.
On est majeur à tout age pour les passions; mais le plus grand malheur qui puisse arriver à un homme est sans contredit une majorité précoce. Celui qui vit trop jeune vit généralement trop vite; et les privilégiés sont ceux-là qui, pareils aux écoliers, peuvent prendre le long chemin et n'arriver que le plus tard possible au but où la raison enseigne la science de la vie. Mais chacun porte en soi son destin. Il est des êtres chez qui les facultés se développent avant l'heure, et qui, se hatant d'aller demander à la réalité ses logiques démentis, toujours pleins de désenchantements, se déchirent aux épines de la vérité, à l'age où l'on commence à peine à respirer l'enivrant parfum des mensonges.
Lorsqu'on rencontre quelques-uns de ces malheureux mutilés par l'expérience, il faut les accueillir avec une pitié secourable; on ne peut interdire la plainte aux blessés, et l'ironie et le blasphème d'un sceptique de vingt ans ne sont bien souvent que le rale de sa dernière illusion.
Le motif qui avait amené Ulric à quitter le monde pour venir se réfugier dans la vie des prolétaires était moins une excentricité romanesque qu'une tentative très sérieusement méditée, et sans doute inspirée par une espèce de philosophie mystique particulière aux esprits tourmentés par les fièvres de l'inconnu.
Spectateur épouvanté et victime souffrante de la corruption et de la fausseté qui règnent dans les relations du monde; trompé à chaque pas qu'il y faisait, comme ce voyageur qui, en traversant une contrée maudite, sentait se transformer sous sa dent, en cendre infecte ou en fiel amer, les fruits magnifiques qui avaient tenté son regard et excité son envie, Ulric voyait, dans cette corruption et cette fausseté même, un fait providentiel.
--Il est juste, pensait-il, que ceux qui, en arrivant dans la vie, y sont accueillis par le sourire doré de la fortune et trouvent dans leurs langes, brodés par la main des fées protectrices, les talismans enchantés qui leur assurent d'avance toutes les jouissances et toutes les félicités qu'on peut échanger contre l'or; il est peut-être juste que ces privilégiés, fatalement condamnés au plaisir, soient déshérités du bonheur, la seule chose qui ne s'achète pas et ne soit point héréditaire.
?Leur destin leur a dit en naissant: Toi, tu vivras parmi les puissants, dans cette moitié du monde qui fait l'éternelle envie de l'autre moitié. Tu auras la fortune et le rang. Enfant, tous tes caprices seront des lois; jeune homme, tous les plaisirs feront cortège à ta jeunesse, et chacune de tes fantaisies viendra s'épanouir en fleur au premier appel de ton désir; homme, toutes les routes seront ouvertes à ton ambition. Tu seras enfin ce qu'on appelle un heureux du monde. Mais ton bonheur n'aura que des apparences, et chacune de tes joies sera doublée d'une déception; car tu vas vivre dans une société où la corruption est presque une nécessité d'existence, et la perfidie une arme de défense personnelle qu'on doit toujours avoir à la main comme un soldat son épée.?
C'est ainsi qu'Ulric avait raisonné intérieurement, et cette singulière philosophie l'avait conduit à rêver cette singulière espérance.
?En revanche, ajoutait-il, ceux-là qui naissent abandonnés de la fortune, les malheureux qui n'ont d'autre protection qu'eux-mêmes et traversent la vie attelés à la glèbe du travail, ceux-là du moins, au milieu de la dure existence que leur impose leur destin, doivent conserver les bons
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