Sapho | Page 8

Alphonse Daudet
celui qu’elle voudrait bien lui laisser, priait à deux mains jointes qu’on ne l’exilat pas sans retour, promettant d’accepter tout, résigné à tout... mais ne pas la perdre, mon Dieu! ne pas la perdre...
?Crois-tu!...? dit-elle avec un mauvais rire; et ce rire acheva de lui barrer le coeur qu’elle voulait conquérir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait pas encore que la femme qui aime n’a d’entrailles que pour son amour, toutes ses forces vives de charité, de bonté, de pitié, de dévouement absorbées au profit d’un être, d’un seul.
?Tu as bien tort de te moquer... cette lettre est horriblement belle et navrante...? et tout bas, d’une voix grave, en lui tenant les mains:
-- Voyons... pourquoi le chasses-tu?...
-- Je n’en veux plus... Je ne l’aime pas.
-- Pourtant c’était ton amant... Il t’a fait ce luxe où tu vis, où tu as toujours vécu, qui t’est nécessaire.
-- M’ami, dit-elle avec son accent de franchise, quand je ne te connaissais pas, je trouvais tout cela très bien... Maintenant c’est une fatigue, une honte; j’en avais le coeur qui me levait... Oh! je sais, tu vas me dire que toi ce n’est pas sérieux, que tu ne m’aimes pas... Mais ?a, j’en fais mon affaire... Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien de m’aimer.
Il ne répondit pas, convint d’un rendez-vous pour le lendemain, et se sauva, laissant quelques louis à Machaume, le fond de sa bourse d’étudiant, en paiement de la terrine. Pour lui, c’était fini maintenant. De quel droit troubler cette existence de femme, et que pouvait-il lui offrir en échange de ce qu’il lui faisait perdre?
Il lui écrivit cela, le jour même, aussi doucement, aussi sincèrement qu’il put, mais sans lui avouer que de leur liaison, de ce caprice léger et aimable, il avait senti se dégager tout à coup quelque chose de violent, de malsain, en entendant après sa nuit d’amour ces sanglots d’amant trompé qui alternaient avec son rire à elle et ses jurons de blanchisseuse.
Dans ce grand gar?on, poussé loin de Paris, en pleine garrigue proven?ale, il y avait un peu de la rudesse paternelle, et toutes les délicatesses, toutes les nervosités de sa mère à laquelle il ressemblait comme un portrait. Et pour le défendre contre les entra?nements du plaisir s’ajoutait encore l’exemple d’un frère de son père, dont les désordres, les folies avaient à demi ruiné leur famille et mis l’honneur du nom en péril.
L’oncle Césaire! Rien qu’avec ces deux mots et le drame intime qu’ils évoquaient, on pouvait exiger de Jean des sacrifices autrement terribles que celui de cette amourette à laquelle il n’avait jamais donné d’importance. Pourtant ce fut plus dur à rompre qu’il ne se l’imaginait.
Formellement congédiée, elle revint sans se décourager de ses refus de la voir, de la porte fermée, des consignes inexorables. ?Je n’ai pas d’amour-propre...? lui écrivait-elle. Elle guettait l’heure de ses repas au restaurant, l’attendait devant le café où il lisait ses journaux. Et pas de larmes, ni de scènes. S’il était en compagnie, elle se contentait de le suivre, d’épier le moment où il restait seul.
?Veux-tu de moi, ce soir?... Non?... Alors ce sera pour une autre fois.? Et elle s’en allait avec la douceur résignée du forain qui reboucle sa balle, lui laissant le remords de ses duretés et l’humiliation du mensonge qu’il balbutiait à chaque rencontre. ?L’examen tout proche... le temps qui manquait... Après, plus tard, si ?a la tenait encore...? De fait, il comptait, sit?t re?u, prendre un mois de vacances dans le Midi et qu’elle l’oublierait pendant ce temps-là.
Malheureusement, l’examen passé, Jean tomba malade. Une angine, gagnée dans un couloir de ministère, et qui, négligée, s’envenima. Il ne connaissait personne à Paris, à part quelques étudiants de sa province, que son exigeante liaison avait éloignés et dispersés. D’ailleurs il fallait ici plus qu’un dévouement ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrand qui s’installa près de son lit, ne le quittant de dix jours, le soignant sans fatigue, sans peur ni dégo?t, adroite comme une soeur de garde, avec des calineries tendres, qui parfois, aux heures de fièvre, le reportaient à une grosse maladie d’enfance, lui faisaient appeler sa tante Divonne, dire ?merci, Divonne?, quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteur de son front.
-- Ce n’est pas Divonne... c’est moi... je te veille...
Elle le sauvait des soins mercenaires, des feux éteints maladroitement, des tisanes fabriquées dans une loge de concierge; et Jean n’en revenait pas de ce qu’il y avait d’alerte, d’ingénieux, d’expéditif, dans ces mains d’indolence et de volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, -- un divan d’h?tel du Quartier, moelleux comme la planche d’un poste de police.
-- Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamais chez toi?... lui demandait-il un jour... Je suis mieux à présent... Il faudrait
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