Sapho | Page 6

Alphonse Daudet
Malhonnête!... fit-elle en riant; et son rire sonnait bien la séduction sans age, la jeunesse de la femme qui aime et veut se faire aimer.
?étonnante... étonnante...? murmurait Caoudal, qui l’examinait tout en mangeant, avec un pli de tristesse et d’envie grima?ant au coin de sa bouche.
-- Dis donc, Fanny, te rappelles-tu un déjeuner ici... c’est loin, dam!... nous étions Ezano, Dejoie, toute la bande... tu es tombée dans l’étang. On t’a habillée en homme, avec la tunique du garde- pêche. ?a t’allait richement bien...
-- Rappelle plus... fit-elle froidement, et sans mentir; car ces créatures changeantes et de hasard ne sont jamais qu’à l’heure présente de leur amour. Nulle mémoire de ce qui précéda, nulle crainte de ce qui peut venir.
Caoudal, au contraire, tout au passé, dévidait à coups de sauternes ses exploits de robuste jeunesse, d’amour et de beuverie, parties de campagne, bals à l’Opéra, charges d’atelier, batailles et conquêtes. Mais, en se tournant vers eux avec l’éclair remonté à ses yeux de toutes les flammes qu’il remuait, il s’aper?ut qu’ils ne l’écoutaient guère, occupés à égrener des raisins aux lèvres l’un de l’autre.
-- Est-ce assez rasant ce que je vous raconte là... Mais si, mais si, je vous assomme... Ah! nom d’un chien... C’est bête d’être vieux...
Il se leva, jeta sa serviette
-- Pour moi, le déjeuner, père Langlois... cria-t-il vers le restaurant.
Il s’éloigna tristement, tra?nant les pieds, comme rongé d’un mal incurable. Longtemps les amoureux suivirent sa longue taille qui se vo?tait sous les feuilles couleur d’or.
?Pauvre Caoudal!... c’est vrai qu’il se tasse...? murmura Fanny d’un ton de douce commisération; et comme Gaussin s’indignait que cette Maria, une fille, un modèle, p?t s’amuser des souffrances d’un Caoudal et préférer au grand artiste... qui?... Morateur, un petit peintre sans talent, n’ayant pour lui que sa jeunesse, elle se mit à rire: ?Ah! innocent... innocent...? et lui renversant la tête à deux mains sur ses genoux, elle le humait, le respirait, dans les yeux, dans les cheveux, partout, comme un bouquet.
Le soir de ce jour-là, Jean pour la première fois coucha chez sa ma?tresse qui le tourmentait à ce sujet depuis trois mois:
-- Mais enfin, pourquoi ne veux-tu pas?
-- Je ne sais... ?a me gêne.
-- Puisque je te dis que je suis libre, que je suis seule...
Et la fatigue de la partie de campagne aidant, elle l’entra?na rue de l’Arcade, tout près de la gare. à l’entresol d’une maison bourgeoise d’apparence honnête et cossue, une vieille servante en bonnet paysan, l’air revêche, vint leur ouvrir.
-- C’est Machaume... Bonjour Machaume... dit Fanny lui sautant au cou. Tu sais, le voilà mon aimé, mon roi... je l’amène... Vite, allume tout, fais la maison belle...
Jean resta seul dans un tout petit salon aux fenêtres cintrées et basses, drapées de la même soie bleue banale qui couvrait les divans et quelques meubles laqués. Aux murs trois ou quatre paysages égayaient et aéraient l’étoffe; tous portaient un mot de dédicace: ?à Fanny Legrand?, ?à ma chère Fanny...?.
Sur la cheminée, un marbre demi-grandeur de la Sapho de Caoudal, dont le bronze est partout, et que Gaussin dès sa petite enfance avait vu dans le cabinet de travail de père. Et à la lueur de l’unique bougie posée près du socle, il s’aper?ut de la ressemblance, affinée et comme rajeunissante, de cette oeuvre d’art avec sa ma?tresse. ces lignes du profil, ce mouvement de taille sous la draperie, cette rondeur filante des bras noués autour des genoux lui étaient connus, intimes; son oeil les savourait avec le souvenir de sensations plus tendres.
Fanny, le trouvant en contemplation devant le marbre, lui dit d’un air dégagé: ?Il y a quelque chose de moi, n’est ce pas?... le modèle de Caoudal me ressemblait...? Et tout de suite elle l’emmena dans sa chambre, où Machaume en rechignant installait deux couverts sur un guéridon; tous les flambeaux allumés, jusqu’aux bras de l’armoire à glace, un beau feu de bois, gai comme un premier feu, flambant sous le pare-étincelles, la chambre d’une femme qui s’habille pour le bal.
-- J’ai voulu souper là, dit-elle en riant... nous serons plus vite au lit.
Jamais Jean n’avait vu d’ameublement aussi coquet. Les lampes Louis XVI, les mousselines claires des chambres de sa mère et de ses soeurs ne donnaient pas la moindre idée de ce nid ouaté, capitonné, où les boiseries se cachaient sous des satins tendres, où le lit n’était qu’un divan plus large que les autres, étalé au fond sur des fourrures blanches.
Délicieuse, cette caresse de lumière, de chaleur, de reflets bleus allongés dans les glaces biseautées, après leur course à travers champs, l’ondée qu’ils avaient re?ue, la boue des chemins creux sous le jour qui tombait. Mais ce qui l’empêchait de déguster en vrai provincial ce confort de rencontre, c’était la mauvaise humeur de la servante, le regard soup?onneux dont elle le fixait, au point
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 74
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.