Rose dAmour | Page 7

Alfred Assollant
et bient?t toute la commune, le maire en tête, se mit en branle, et commen?a à faire un tel vacarme qu'on n'entendait pas le son des cloches qui appelaient les paroissiens à vêpres.
Pour moi, je dansais de mon mieux avec Bernard sans que personne s'occupat de nous, tant le tumulte et les cris de joie empêchaient de rien remarquer.
Quant au père de Bernard, il était d'une gaieté folle; le vin et la danse avaient réjoui sa vieillesse, il parlait de ses petits-enfants et chantait des chansons à boire. Enfin la nuit vint, et nous retournames à la ville.
Comme nous arrivions, nous v?mes une grande flamme s'élever au-dessus du faubourg. C'était la maison de Bernard qui br?lait. Sa mère, restée seule et infirme, avait, sans y penser, mis le feu aux rideaux de son lit. On l'avait sauvée à grand'peine. La rivière était loin, on n'eut pas d'eau pour l'incendie, et la maison fut br?lée tout entière sans qu'on put en retirer une chaise.
?Allons, dit le père Bernard, plus de maison, plus d'hypothèque; plus d'hypothèque, plus d'argent; plus d'argent, plus de rempla?ant, plus de Bernard. Mes enfants, il faut vous séparer, Bernard partira dans dix jours. Ma pauvre Rose, vos amours sont finies pour l'éternité, à moins que vous n'attendiez ce gar?on pendant sept ans; et sept ans, croyez-moi, c'est beaucoup.?
Bernard ne dit pas un mot: on aurait cru que le tonnerre venait de tomber sur sa tête. Pour moi, je me sauvai dans ma chambre, et je pleurai toute la nuit.
Le vieux _Sans-Souci_, qui s'inquiétait d'entendre mes sanglots à travers la cloison, se leva au milieu de la nuit et m'embrassa en disant:
?Pauvre Rose!?
Il était loin de conna?tre tout mon malheur! Hélas! madame, à l'insu de nos parents, nous étions déjà mariés devant Dieu, et, depuis quelques jours, je n'avais plus rien à refuser à Bernard.

IV
Jusque-là, madame, je n'avais jamais eu l'ombre d'un regret ni d'un remords. A partir de cette fatale journée, je n'eus pas un moment de repos intérieur. Je voyais mon bonheur détruit, mon mari perdu, et, ce qui était pire encore, je n'avais même pas la consolation d'une bonne conscience. Ma vie était gatée, je le voyais, je le sentais, et quoique personne ne le s?t, excepté Bernard, je n'osais lever les yeux sur personne; il me semblait qu'on y aurait lu ce que je voulais me cacher à moi-même. Enfin, je commen?ai à avoir honte de moi-même. Avoir honte, madame, n'est-ce pas le pire tourment qu'on puisse souffrir en ce monde?
Cette douleur était d'autant plus vive que Bernard, son père et sa mère étant sans asile à cause de l'incendie de leur maison, furent obligés de venir habiter pendant quelque temps dans celle de mon père, et que je me trouvai tous les jours, matin et soir, en face de Bernard. Moi, si vive autrefois, si gaie, je me sentais triste à tout moment et je ne disais pas trois paroles par jour. Mon père lui-même finit par s'en étonner et par en chercher la cause, car il voyait bien qu'il y avait au fond de ce silence quelque chose de plus que la tristesse de voir partir Bernard. Il me fit plusieurs questions, mais je n'osai répondre, je n'osai surtout lui dire la vérité. Et d'ailleurs, quel remède?
Ce qui vous étonnera peut-être, c'est que Bernard lui-même paraissait presque aussi confus que moi de la faute que nous avions commise. Soit qu'il commen?at d'en craindre les suites, soit qu'il devinat ma tristesse et ma honte et qu'il se reprochat d'en être cause, soit enfin qu'il f?t entièrement occupé de l'idée de partir et de me quitter peut-être pour toujours, il reprit avec moi le ton et les manières d'un frère, comme auparavant.
Enfin, il re?ut l'ordre de partir et de rejoindre son régiment. Cette nouvelle, que nous attendions tous les jours, fut cependant pour nous comme le coup de la mort. Sa vieille mère poussait des cris déchirants:
?Ah! malheureuse! disait-elle, c'est moi qui l'égorge et qui le tue! C'est moi qui ai br?lé la maison, c'est moi qui envoie mon fils à la mort!?
Et s'adressant à son mari:
?C'est ta faute aussi vieux fou, vieux propre à rien, qui ne penses tout le long du jour qu'à boire, manger, dormir et te promener! Tu avais bien besoin d'inventer cette promenade de Saint-Sulpice et ces d?ners, et de courir les cabarets, et de vider les bouteilles, et de danser comme un pantin, à ton age! Quand on pense qu'il a cinquante-cinq ans, l'age de Mathusalem, et que monsieur veut encore danser dans les prés avec toutes les filles du canton! Sans-coeur, va!
--Ma femme, dit le vieux Bernard, je n'ai que cinquante-trois ans.
--Cinquante-trois ou soixante-dix, n'est-ce pas la même chose, vieux sans cervelle, vieux mange-tout!
--Eh! pauvre mère! dit Bernard.
--Tais-toi, dit-elle, ce n'est pas à toi de m'apprendre à parler.
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