ne veux pas que ma mère et toi vous soyez ruinés pour moi. Je partirai. Rose-d'Amour m'attendra, je le sais; je reviendrai à cheval et avec des épaulettes comme un seigneur, et nous nous marierons dans sept ans comme Jacob et Rachel.
--Tais-toi, dit le père, et ne parle ni de Rachel ni de Jacob, ni de sept ans. Je veux voir ton premier-né l'année prochaine, et si Rose d'Amour manque à nous le donner, je me facherai tout de bon. Allons, à quinze jours la noce. Est-ce décidé, vieux _Sans-Souci_?
--Si ?a pla?t aux enfants, répondit mon père, je ne suis pas pour les contrarier?.
Vous croyez, madame, que j'allais être la plus heureuse des femmes? Attendez la fin. Ah! la tuile tombe toujours sur celui qui ne l'attend pas.
Huit jours avant celui qui était fixé pour notre mariage, le père Bernard avait trouvé un bourgeois qui consentait à lui prêter trois mille francs hypothéqués sur la maison et le jardin, qui en valaient à peu près deux fois autant. Aussit?t, il vint chez nous, le soir, pour nous annoncer cette bonne nouvelle.
?Eh bien! vieux _Sans-Souci_, dit-il, l'affaire est faite, et Bernard va se marier. C'est Malingreux qui les prête. Tu connais Malingreux, ce petit homme sec, avec un nez de fouine, qui est une si bonne pratique pour les huissiers? Quand je dis qu'il les prête, c'est une manière de parler, car il ne déboursera pas un centime, mais il me les fait prêter par un propriétaire, à 5 pour 100. Ce n'est pas trop cher, hein, pour Malingreux?
--Ma foi, dit mon père, je ne l'en aurais pas cru capable.
--Oui, mais le propriétaire lui-même, qui ne les a pas, est obligé de les emprunter à un notaire, à 6 pour 100.
--Six et cinq, ?a fait onze, dit mon père.
--Oui, onze et trois pour la peine de Malingreux, cela fera quatorze, sans comprendre les renouvellements. Enfin, Bernard est sauvé de la conscription, c'est tout ce que nous voulions. Ce sera à lui et à Rose-d'Amour de regagner ma pauvre maison, et d'économiser jour et nuit. Et maintenant viens, _Sans-Souci_. Veux-tu venir avec nous faire une partie à Saint-Sulpice? Nous d?nerons au cabaret avec toute la famille, excepté ma femme, qui ne peut pas aller si loin. Rose-d'Amour et Bernard seront bien aises de se promener ensemble.?
Le lendemain nous partions huit ou dix, ensemble, à pied, pleins de joie comme pour une noce. J'avais pris le bras de Bernard, et nous marchions les premiers à plus d'un quart de lieue en avant. Jamais nous n'avions été si gais. Pensez un peu, madame, si jeunes, si heureux, contents de nous-mêmes, de nos parents, de nos amis, du bon Dieu et de toute la nature, délivrés d'ailleurs de toute inquiétude pour l'avenir, nous étions dans un de ces jours qu'on ne rencontre pas trois fois dans la vie.
Saint-Sulpice est un village de quarante ou cinquante maisons, à deux lieues de chez nous. Derrière chaque maison sont des près et des chènevières. Au milieu du village est une grande place avec une belle église, consacrée à saint Sulpice, un saint à qui l'on a coupé la tête dans les anciens temps, et dont les reliques font encore des miracles. Tout le village est très-beau et bien situé sur le penchant de la montagne. Les prairies sont les meilleures du département, on les fauche trois fois par an, et les boeufs si beaux que j'entends dire qu'on les envoie à Paris, pour être servis sur la table de l'empereur. Vous savez mieux que moi, madame, si l'on m'a dit la vérité.
La plus belle maison du village est un grand cabaret, toujours plein le dimanche, et où les gens de la ville vont quelquefois d?ner comme les gens de la campagne. On y trouve toujours des patés, du veau r?ti, des fruits, du lait, du vin d'Auvergne, de la bière et du cassis: et comme, à cause des chemins qui sont très mauvais dans nos montagnes, il est plus commode d'aller à pied, on a toujours faim et soif en arrivant.
Nous n'étions pas, vous pensez bien, pour faire autrement que les autres, et nous ne tardames pas beaucoup à nous mettre à table. On but et l'on mangea comme à la noce; et de fait, c'était notre noce qu'on célébrait. Après d?ner on dansa de toutes ses forces. Nous avions amené un vieux joueur de violon qui nous joua les plus belles bourrées du pays, et nous fit sauter comme des Basques, ou comme des tanches dans la friture. Peu à peu on s'échauffa de telle sorte, que les plus vieux se mirent de la partie et voulurent danser comme les autres.
Le vieux _Sans-Souci_ lui-même ne se fit pas prier: on invita les paysans et les paysannes qui étaient là et qui nous regardaient, à danser avec nous,

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