Roméo et Juliette | Page 9

William Shakespeare
négociations, ne supportera pas la rencontre des yeux qui l'assaillent, n'ouvrira point le pan de sa robe à l'or qui séduit même les saints. Oh! elle est riche en beauté, pauvre seulement en ceci, qu'en mourant son trésor de beauté mourra avec elle.
BENVOLIO.--A-t-elle donc juré de vivre dans la chasteté?
ROMéO.--Elle l'a juré; et cette parcimonie produira un immense dégat, car la beauté réduite par sa sévérité à mourir de faim prive de beauté toute postérité. Elle est trop belle, trop sagement belle, pour mériter le bonheur en me mettant au désespoir. Elle a fait un voeu contre l'amour; et sous ce voeu ma vie est une mort à moi qui vis pour te le dire.
BENVOLIO.--Suivez mon conseil, oubliez de penser à elle.
ROMéO.--Oh! apprends-moi donc comment je pourrai oublier de penser.
BENVOLIO.--En donnant à tes yeux quelque liberté: considère d'autres beautés.
ROMéO.--Ce serait le moyen de me faire penser plus souvent à son exquise beauté. Ces masques fortunés, qui caressent le front de nos belles dames, ne font par leur noirceur que nous rappeler la beauté qu'ils cachent. Celui qui est frappé d'aveuglement ne peut oublier le précieux trésor de la vue qu'il a perdu. Montre-moi une ma?tresse belle par-dessus toutes les autres, que me sera sa beauté, sinon un livre de souvenirs où je lirai le nom de celle qui surpasse cette beauté incomparable? Adieu, tu ne peux m'apprendre à oublier.
BENVOLIO.--Tu recevras de moi cette doctrine, ou j'en mourrai ton débiteur.
(Ils sortent.)
SCèNE II
Une rue.
Entrent CAPULET, PARIS, UN DOMESTIQUE.
CAPULET.--Montaigu est lié par la même défense que moi, et sous des peines semblables; et il ne sera pas difficile, je pense, à deux vieillards comme nous de vivre en paix.
PARIS.--Vous jouissez tous d'une existence honorable, et c'est pitié que vous ayez été si longtemps ennemis. Mais parlez, seigneur, que répondez-vous à ma demande?
CAPULET.--En répétant ce que je vous ai déjà dit. Mon enfant est encore étrangère dans le monde; elle n'a pas vu s'accomplir la révolution de quatorze années: laissons encore palir l'orgueil de deux étés avant de la croire m?re pour être une épouse.
PARIS.--De plus jeunes qu'elles sont devenues d'heureuses mères.
CAPULET.--Mais elles se flétrissent trop t?t, ces mères prématurées.--La terre a englouti toutes mes autres espérances; elle est en espérance la ma?tresse de mes terres. Mais faites-lui votre cour, aimable Paris; gagnez son coeur; ma volonté n'est qu'une dépendance de son consentement: si elle vous agrée, c'est dans les limites de son choix que réside mon aveu, et que ma voix vous sera loyalement accordée.--Ce soir je donne une fête dont j'ai depuis longtemps l'usage; j'y ai invité beaucoup de convives, tous mes amis; et parmi eux, je vous verrai avec très-grande joie, comme un de plus, en augmenter le nombre. Attendez-vous à voir ce soir dans ma pauvre maison des étoiles qui foulent aux pieds la terre, éclipsent la lumière des cieux; cette joie bienfaisante que ressent le jeune homme plein d'ardeur lorsqu'avril, dans toute sa parure, marche sur les talons de l'hiver chancelant, vous l'éprouverez ce soir parmi ces jeunes fleurs de beauté prêtes à s'épanouir; écoutez-les toutes, voyez-les toutes, et préférez celle dont le mérite sera le plus grand. Au milieu du spectacle d'une telle réunion, ma fille, réduite à elle-même, pourra faire nombre, mais non pas attirer l'attention.--Allons, venez avec moi.--(A un domestique.) Toi, maraud, trotte dans la belle Vérone; trouve toutes les personnes dont les noms sont écrits ici (il lui donne un papier), et dis-leur que la maison et le ma?tre attendent leur bon plaisir.
(Sortent Capulet et Paris.)
LE DOMESTIQUE.--Trouver ceux dont les noms sont écrits, ici! Il est écrit que le cordonnier se servira de sa toises et le tailleur de pierres de sa forme; le pêcheur de son pinceau, et le peintre de ses filets. Mais on m'envoie chercher les personnes dont les noms sont inscrits là-dessus, et je ne pourrai jamais trouver les noms que l'écrivain a écrits là-dessus. Il faut que je m'adresse aux savants... dans un moment...
(Entrent Benvolio et Roméo.)
BENVOLIO.--Allons, mon cher, la flamme est un remède à la br?lure qu'a faite une autre flamme; une douleur est diminuée par l'angoisse d'une autre; tournez jusqu'à vous étourdir et vous vous remettez en tournant dans l'autre sens; un chagrin désespéré se guérit par la langueur d'un nouveau chagrin. Laisse entrer dans tes yeux un nouveau poison, et l'ancien venin perdra toute son acreté.
ROMéO.--Votre feuille de plantain est excellente pour cela.
BENVOLIO.--Pour quel mal, je t'en prie?
ROMéO.--Pour vos os brisés?
BENVOLIO.--Allons, Roméo, es-tu fou?
ROMéO.--Non, pas fou, mais lié plus que ne le serait un fou, tenu en prison, privé d'aliments, fustigé, tourmenté, et..... Bonsoir, mon bon gar?on.
LE DOMESTIQUE.--Dieu vous donne le bonsoir.--Je vous en prie, monsieur, savez-vous lire?
ROMéO.--Oui, c'est un bonheur que j'ai dans ma misère.
LE DOMESTIQUE.--Peut-être l'avez-vous appris sans livres: mais, je vous prie, pouvez-vous lire tout ce que vous voyez?
ROMéO.--Oui, si je connais les caractères
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