Roméo et Juliette | Page 8

William Shakespeare
les miens, qui ne sont jamais plus actifs que dans la solitude, j'ai suivi mon humeur en ne poursuivant pas la sienne, et j'ai évité avec plaisir celui qui me fuyait avec plaisir.
MONTAIGU.--Plus d'une fois avant le jour on l'a vu dans ce lieu augmenter de ses pleurs la fra?che rosée du matin, accro?tre les nuages des nuages qu'élevaient ses profonds soupirs; mais aussit?t qu'à la dernière extrémité de l'orient le soleil, qui égaye toutes choses, commence à tirer les obscurs rideaux du lit de l'Aurore, mon fils accablé rentre pour se dérober à sa lumière, se retire seul dans sa chambre, ferme les fenêtres, et, interdisant tout accès au doux éclat du jour, se forme ainsi une nuit artificielle. Cette disposition le conduira nécessairement à une mélancolie noire et funeste, si de bons conseils n'en écartent la cause.
BENVOLIO.--Mon noble oncle, en savez-vous la cause?
MONTAIGU.--Je ne la sais point, et ne puis l'apprendre de lui.
BENVOLIO.--L'avez-vous pressé par quelques moyens?
MONTAIGU.--Il l'a été par moi-même et par beaucoup d'autres amis; mais, n'écoutant que lui-même sur ses propres sentiments, il se garde, je ne saurais dire quelle fidélité, mais du moins un secret complet et absolu; aussi rebelle à toute tentative pour sonder ce mystère, que le bouton piqué par un ver envieux avant d'avoir pu déployer à l'air ses pétales odorants et livrer ses beautés au soleil. Si nous pouvions seulement savoir d'où provient son chagrin, nous serions aussi empressés de le guérir que de le conna?tre.
(Roméo para?t dans l'éloignement.)
BENVOLIO.--Tenez, le voilà qui vient. Veuillez vous éloigner; il faudra qu'il me refuse bien obstinément si je ne parviens pas à savoir ce qui l'afflige.
MONTAIGU.--Je désire bien que tu sois assez heureux pour obtenir par ton insistance une sincère confession.--Venez, madame, retirons-nous.
(Sortent Montaigu et la signora Montaigu.)
BENVOLIO.--Bonjour, mon cousin.
ROMéO.--Le jour est-il donc si jeune encore?
BENVOLIO.--Neuf heures viennent de sonner.
ROMéO.--Hélas! les heures tristes paraissent longues. était-ce mon père que j'ai vu s'éloigner si vite?
BENVOLIO.--C'était lui.--Quel est donc le chagrin qui allonge les heures de Roméo?
ROMéO.--La privation de ce qui les rendrait courtes si je le possédais.
BENVOLIO.--Amoureux?
ROMéO.--Accablé[11].
[Note 11: BENV. In love?
ROM. Out.
BENV. Of love?
ROM. Out of her... etc.
Out of love signifie ici par amour. Benvolio, selon l'usage des jeunes gens de cette pièce de ne parler presque jamais sérieusement, veut tourner en plaisanterie la réponse de Roméo, en lui faisant dire qu'il est amoureux par amour. Cela ne pouvait se rendre.]
BENVOLIO.--D'amour?
ROMéO.--De la rigueur de celle que j'aime.
BENVOLIO.--Hélas! faut-il que l'Amour, aux regards si doux, soit à l'épreuve si dur et si tyrannique?
ROMéO.--Hélas! faut-il que l'Amour, avec ses yeux toujours couverts d'un bandeau, trouve sans voir des chemins pour faire sa volonté! Où d?nerons-nous?--O dieux!--Quel était donc ce tumulte?--Mais, non, ne me le dis pas; j'ai tout entendu.--Il y a bien à faire avec la haine, mais plus encore avec l'amour.--O amour querelleur, ? haine amoureuse, toi qui es tout et nais d'abord de rien, chose légère qui nous accable, vanité sérieuse, chaos difforme des plus séduisantes apparences, plume de plomb, fumée brillante, feu glacé, santé malade, sommeil toujours éveillé qui n'est point le sommeil! voilà l'amour que je sens, sans y sentir l'amour. Cela ne te fait-il pas rire?
BENVOLIO.--Non, cousin; bien plut?t pleurer.
ROMéO.--Tendre coeur, et de quoi?
BENVOLIO.--De voir ton tendre coeur si oppressé.
ROMéO.--Eh bien! telle est l'erreur de l'affection. Mes chagrins demeuraient appesantis dans mon sein; tu les forces à se répandre en les pressant sous le poids du tien, et l'affection que tu me montres ajoute une peine de plus à cet excès de peine que je ressens déjà. L'amour est une fumée qu'élève la vapeur des soupirs: libre de s'échapper, c'est un feu qui éclate dans les yeux des amants; réprimé, une mer que les amants nourrissent de leurs larmes. Qu'est-ce encore autre chose? une folie raisonnable, une bile amère qui suffoque, un doux parfum qui conserve.--Adieu, mon cousin.
(Il veut sortir.)
BENVOLIO.--Doucement, je veux vous accompagner, et c'est me manquer que de me quitter ainsi.
ROMéO.--Eh! je ne me retrouve plus moi-même: je ne suis point ici; ce n'est point Roméo que tu vois, il est quelque part ailleurs.
BENVOLIO.--Dites-le-moi dans votre tristesse; quelle est celle que vous aimez?
ROMéO.--Quoi! faut-il te le dire en gémissant?
BENVOLIO.--En gémissant? Non, pas tout à fait; mais dites-le-moi tristement: qui est-ce?
ROMéO.--Demandez à un malade de faire avec tristesse son testament! Oh! qu'il est mal d'importuner d'un tel mot celui qui est si mal!--Tristement, cousin, j'aime une femme.
BENVOLIO.--J'étais arrivé juste en supposant que vous aimiez.
ROMéO.--Un bien bon tireur! Et elle est belle celle que j'aime.
BENVOLIO.--Un beau but, beau cousin, est plus facile à frapper.
ROMéO.--Eh bien! à ce coup-ci, vous manquez, on ne pourrait l'atteindre avec l'arc de Cupidon, car elle est animée de l'esprit de Diane, et solidement armée d'une chasteté à l'épreuve; elle vit invulnérable aux faibles coups de l'arc enfantin de l'Amour; elle ne se laissera point assiéger par d'amoureuses
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