Robur-le-Conquerant | Page 6

Jules Verne
comme, ailleurs, on dit père, de
gens qui n'ont jamais fait œuvre de paternité.
Uncle Prudent était un personnage considérable, et, en dépit de son
nom, cité pour son audace. Très riche, ce qui ne gâte rien, même aux
Etats-Unis. Et comment ne l'eût-il pas été, puisqu'il possédait une
grande partie des actions du Niagara Falls? A cette époque, une société
d'ingénieurs s'était fondée à Buffalo pour l'exploitation des chutes.
Affaire excellente. Les sept mille cinq cents mètres cubes que le
Niagara débite par seconde, produisent sept millions de chevaux-vapeur.
Cette force énorme, distribuée à toutes les usines établies dans un rayon
de cinq cents kilomètres, donnait annuellement une économie de quinze
cents millions de francs, dont une part rentrait dans les caisses de la
Société et en particulier dans les poches de Uncle Prudent. D'ailleurs, il
était garçon, il vivait simplement, n'ayant pour tout personnel
domestique que son valet Frycollin, qui ne méritait guère d'être au
service d'un maître si audacieux. Il y a de ces anomalies.
Que Uncle Prudent eût des amis, puisqu'il était riche, cela va de soi;
mais il avait aussi des ennemis, puisqu'il était président du club, - entre
autres, tous ceux qui enviaient cette situation. Parmi les plus acharnés,
il convient de citer le secrétaire du Weldon-Institute.

C'était Phil Evans, très riche aussi, puisqu'il dirigeait la Walton Watch
Company, importante usine à montres, qui fabrique par jour cinq cents
mouvements à la mécanique et livre des produits comparables aux
meilleurs de la Suisse. Phil Evans aurait donc pu passer pour un des
hommes les plus heureux du monde et même des Etats-Unis, n'eût été
la situation de Uncle Prudent. Comme lui, il était âgé de quarante-cinq
ans, comme lui d'une santé à toute épreuve, comme lui d'une audace
indiscutable, comme lui peu soucieux de troquer les avantages certains
du célibat contre les avantages douteux du mariage. C'étaient deux
hommes bien faits pour se comprendre, mais qui ne se comprenaient
pas, et tous deux, il faut bien le dire, d'une extrême violence de
caractère, l'un à chaud, Uncle Prudent, l'autre à froid, Phil Evans.
Et à quoi tenait que Phil Evans n'eût été nommé président du club? Les
voix s'étaient exactement partagées entre Uncle Prudent et lui. Vingt
fois on avait été au scrutin, et vingt fois la majorité n'avait pu se faire ni
pour l'un ni pour l'autre. Situation embarrassante, qui aurait pu durer
plus que la vie des deux candidats.
Un des membres du club proposa alors un moyen de départager les
voix. Ce fut Jem Cip, le trésorier du Weldon-Institute. Jem Cip était un
végétarien convaincu, autrement dit, un de ces légumistes, de ces
proscripteurs de toute nourriture animale, de toutes liqueurs fermentées,
moitié brahmanes, moitié musulmans, un rival des Niewman, des
Pitman, des Ward, des Davie, qui ont illustré la secte de ces toqués
inoffensifs.
En cette occurrence, Jem Cip fut soutenu par un autre membre du club,
William T. Forbes, directeur d'une grande usine, où l'on fabrique de la
glucose en traitant les chiffons par l'acide sulfurique - ce qui permet de
faire du sucre avec de vieux linges. C'était un homme bien posé, ce
William T. Forbes, père de deux charmantes vieilles filles, Miss
Dorothée, dite Doll, et Miss Martha, dite Mat, qui donnaient le ton à la
meilleure société de Philadelphie.
Il résulta donc de la proposition de Jem Cip, appuyée par William T.
Forbes et quelques autres, que l'on décida de nommer le président du
club au « point milieu ».

En vérité, ce mode d'élection pourrait être appliqué en tous les cas où il
s'agit d'élire le plus digne, et nombre d'Américains de grand sens
songeaient déjà à l'employer pour la nomination du président de la
République des Etats-Unis.
Sur deux tableaux d'une entière blancheur, une ligne noire avait été
tracée. La longueur de chacune de ces ligues était mathématiquement la
même, car on l'avait déterminée avec autant d'exactitude que s'il se fût
agi de la base du premier triangle dans un travail de triangulation. Cela
fait, les deux tableaux étant exposés dans le même jour au milieu de la
salle des séances, les deux concurrents s'armèrent chacun d'une fine
aiguille et marchèrent simultanément vers le tableau qui lui était dévolu.
Celui des deux rivaux qui planterait son aiguille le plus près du milieu
de la ligue, serait proclamé président du Weldon-Institute.
Cela va sans dire, l'opération devait se faire d'un coup, sans repères,
sans tâtonnements, rien que par la sûreté du regard. Avoir le compas
dans l'œil, suivant l'expression populaire, tout était là.
Uncle Prudent planta son aiguille, en même temps que Phil Evans
plantait la sienne. Puis, on mesura afin de décider lequel des deux
concurrents s'était le plus approché du point milieu.
O prodige! Telle avait été la précision des opérateurs que les mesures
ne
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