Regrets sur ma vieille robe de chambre | Page 2

Denis Diderot
même; l'une honteusement chassée par un vieillard de Rubens, c'est la triste Esther; la Chute de la manne dissipée par une Tempête de Vernet.
La chaise de paille reléguée dans l'antichambre par le fauteuil de maroquin.
Homère, Virgile, Horace, Cicéron, soulager le faible sapin courbé sous leur masse, et se refermer dans une armoire marquetée, asile plus digne d'eux que de moi.
Une grande glace s'emparer du manteau de ma cheminée.
Ces deux jolis platres que je tenais de l'amitié de Falconet, et qu'il avait réparés lui-même, déménagés par une Vénus accroupie. L'argile moderne brisée par le bronze antique.
La table de bois disputait encore le terrain, à l'abri d'une foule de brochures et de papiers entassés pêle-mêle, et qui semblaient devoir la dérober longtemps à l'injure qui la mena?ait. Un jour elle subit son sort et, en dépit de ma paresse, les brochures et les papiers allèrent se ranger dans les serres d'un bureau précieux.
Instinct funeste des convenances! Tact délicat et ruineux, go?t sublime qui change, qui déplace, qui édifie, qui renverse; qui vide les coffres des pères; qui laisse les filles sans dot, les fils sans éducation; qui fait tant de belles choses et de si grand maux, toi qui substituas chez moi le fatal et précieux bureau à la table de bois; c'est toi qui perds les nations; c'est toi qui, peut-être, un jour, conduira mes effets sur le pont Saint-Michel, où l'on entendra la voix enrouée d'un juré crieur dire: A vingt louis une Vénus accroupie.
L'intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la Tempête de Vernet, qui est au-dessus, faisait un vide désagréable à l'oeil. Ce vide fut rempli par une pendule; et quelle pendule encore! une pendule à la Geoffrin, une pendule où l'or contraste avec le bronze.
Il y avait un angle vacant à c?té de ma fenêtre. Cet angle demandait un secrétaire, qu'il obtint.
Autre vide déplaisant entre la tablette du secrétaire et la belle tête de Rubens, il fut rempli par deux La Grenée.
Ici c'est une Magdeleine du même artiste; là, c'est une esquisse ou de Vien ou de Machy; car je donnai aussi dans les esquisses. Et ce fut ainsi que le réduit édifiant du philosophe se transforma dans le cabinet scandaleux du publicain. J'insulte aussi à la misère nationale.
De ma médiocrité première, il n'est resté qu'un tapis de lisières. Ce tapis mesquin ne cadre guère avec mon luxe, je le sens. Mais j'ai juré et je jure, car les pieds de Denis le philosophe ne fouleront jamais un chef-d'oeuvre de la Savonnerie, que je réserverai ce tapis, comme le paysan transféré de sa chaumière dans le palais de son souverain réserva ses sabots.
Lorsque le matin, couvert de la somptueuse écarlate, j'entre dans mon cabinet, si je baisse la vue, j'aper?ois mon ancien tapis de lisières; il me rappelle mon premier état, et l'orgueil s'arrête à l'entrée de mon coeur.
Non, mon ami, non: je ne suis point corrompu. Ma porte s'ouvre toujours au besoin qui s'adresse à moi; il me trouve la même affabilité. Je l'écoute, je le conseille, je le secours, je le plains. Mon ame ne s'est point endurcie; ma tête ne s'est point relevée. Mon dos est bon et rond, comme ci-devant. C'est le même ton de franchise; c'est la même sensibilité. Mon luxe est de fra?che date et le poison n'a point encore agi. Mais avec le temps, qui sait ce qui peut arriver? Qu'attendre de celui qui a oublié sa femme et sa fille, qui s'est endetté, qui a cessé d'être époux et père, et qui, au lieu de déposer au fond d'un coffre fidèle, une somme utile...
Ah, saint prophète! levez vos mains au ciel, priez pour un ami en péril, dites à Dieu: si tu vois dans tes décrets éternels que la richesse corrompe le coeur de Denis, n'épargne pas les chefs- d'oeuvre qu'il idolatre; détruis-les et ramène-le à sa première pauvreté; et moi, je dirai au ciel de mon c?té: O Dieu! je me résigne à la prière du saint prophète et à ta volonté! Je t'abandonne tout; reprends tout; oui, tout, excepté le Vernet. Ah! laisse-moi le Vernet!
Ce n'est pas l'artiste, c'est toi qui l'as fait. Respecte l'ouvrage de l'amitié et le tien. Vois ce phare, vois cette tour adjacente qui s'élève à droite; vois ce vieil arbre que les vents ont déchiré. Que cette masse est belle! Au-dessous de cette masse obscure, vois ces rochers couverts de verdure. C'est ainsi que ta main puissante les a formés; c'est ainsi que ta main bienfaisante les a tapissés. Vois cette terrasse inégale, qui descend du pied des rochers vers la mer. C'est l'image des dégradations que tu as permises au temps d'exercer sur les choses du monde les plus solides. Ton soleil l'aurait-il autrement éclairée? Dieu! si tu anéantis cet ouvrage de l'art, on dira que tu es
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