Récit dune excursion de limpératrice Marie-Louise aux glaciers de Savoie en juillet 181 | Page 9

Claude-François de Méneval
base immuable, il voit passer à ses pieds comme une ombre, l'homme, ce roi de la création, qui est, par rapport à lui, ce qu'est pour nous l'insecte éphémère[7], qui na?t, vieillit et meurt entre deux couchers du soleil.
La partie du chemin que nous traversames, en quittant le lac de Chede, conservait encore les traces de la désolation qu'y avait apportée, soixante ans auparavant, l'éboulement de la montagne de Fis. Le Nant-Noir, dont le passage est dangereux, quand il est enflé par la fonte des neiges, n'était alors qu'un faible ruisseau qui coulait humblement à travers ces débris.
Il était six heures, quand nous atteign?mes le village de Servoz. Le ciel dont l'azur transparent nous avait charmés à notre départ de Genève, commen?ait à se charger de blanches vapeurs flottantes, qui voilaient de temps en temps le soleil. Servoz est situé à l'extrémité d'une petite plaine qu'enferme une enceinte de montagnes, tapissées par la sombre verdure des sapins. Le Mont-Anterne élève au milieu d'elles sa tête couverte de neiges. Nous nous reposames là pendant un quart d'heure.
à peu de distance de Servoz, sont des batiments servant à l'exploitation de mines de cuivre et de plomb, récemment découvertes. Un petit monument s'élève sur le bord de la Diouza, consacré à la mémoire d'un jeune Danois dont nous avions entendu déplorer la perte. M. Eschen donnait de grandes espérances. Une belle traduction des odes d'Horace lui avait déjà acquis de la célébrité en littérature. Parti de Servoz avec un compagnon de voyage, ils gravirent le Mont-Buet. L'ardeur de M. Eschen qui l'entra?nait toujours en avant, l'avait séparé de son guide d'une centaine de pas, lorsqu'il disparut tout-à-coup dans une crevasse du glacier. On ne put le tirer qu'à la nuit de cet ab?me. On le trouva debout, les bras élevés au-dessus de la tête, et déjà dans un état de congélation.
On nous montra au haut d'une colline les ruines du chateau de Saint-Michel, ancien fort destiné à défendre l'entrée de la vallée de Chamouni.
Jadis dans ce chateau, si j'en crois la chronique, D'esprits malins un essaim fantastique Apparaissait vers le déclin du jour. Tant?t d'un cri faible et mélancolique Ils attristaient les échos d'alentour. Tant?t les longs éclats de leur gaité bruyante Semaient au loin le trouble et l'épouvante. Quand du jour qui s'enfuit les douteuses clartés Prêtent à chaque objet une forme incertaine, Le passant attardé dans ces lieux redoutés, Qu'il croit du diable à jamais le domaine, S'éloigne à pas pressés de l'infernal taudis, Recommandant son ame aux saints du paradis.
Nous traversames l'Arve sur le pont Pelissier. Il était huit heures quand nous atteign?mes les Montées, chemin rapide taillé dans le roc, à gauche duquel la rivière roule ses eaux tumultueuses au fond d'un précipice. Cette traversée présentait l'aspect le plus sauvage. Tant?t c'était une espèce de cirque dont l'enceinte, formée par de hautes montagnes, ne laissait voir que le ciel. Tant?t c'était un défilé serpentant entre de grands rochers, ombragés par de vieux sapins qui couronnaient leur sommet, ou qui sortaient de leurs crevasses. Tant?t c'était un sentier tracé sur l'arête d'un rocher, dont aucune végétation ne déguisait l'apre nudité; c'était souvent l'image du chaos.
Nous hations le pas, espérant arriver à temps à Chamouni; mais les légères vapeurs dont l'aspect nous avait inquiétés à Servoz, s'étaient condensées. Elles formaient des nuées mena?antes qui venaient s'amonceler sur les cimes, comme à un sinistre rendez-vous. La faible lueur du crépuscule laissait entrevoir sur le bord de la route des croix plantées en mémoire de tragiques accidents. Ces avertissements donnés par la mort nous paraissaient de funeste présage. Nous passions silencieusement auprès de ces muets témoins, en leur jetant un coup-d'oeil furtif.
Un autre genre d'inquiétude avait gagné notre princesse, et nous-mêmes par contre-coup.
En traversant un carrefour, Dans notre pénible odyssée, Nous avions rencontré vers le déclin du jour, Par de vagues terreurs ayant l'ame oppressée, Des gens dont les grossiers et sales vêtements Les faisaient ressembler à de vrais garnements, Et qui signalaient leur passage, Par des coups de sifflets à l'envi répétés. Sans doute un innocent écho du voisinage Nous renvoyait ces sons bien à tort suspectés; Mais la peur suggérait à notre ame inquiète, Que l'écho n'était pas leur passif interprète, Et qu'en ces lieux infréquentés, Ces sifflets s'adressaient à de vivants complices, Et d'un complot sinistre étaient de s?rs indices.
Quoique les individus qui nous semblaient si suspects, fussent des ouvriers du pays, comme l'assuraient nos guides, leur rencontre dans ces lieux solitaires, avec accompagnement de sifflets, n'arrivait pas précisément à propos pour nous rassurer. Cependant nous faisions la meilleure contenance; mais nous éprouvions ce trouble instinctif que cause l'approche de l'orage au voyageur attardé.
Un malin esprit errait sans doute en ce moment autour des ruines de Saint-Michel.
Ainsi que le lion en quête d'une proie[8], Notre aspect le remplit d'une infernale
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