Quinze Jours en Egypte | Page 3

Fernand Neuray
turquoise, sans un
nuage. Une ardente lumière caresse le panache des sycomores et la
chevelure frémissante des palmiers. La jeune verdure brille de son plus
pur éclat. Le long du chemin de fer, les villages rassemblent leurs
masures carrées, faites de terre séchée, rébarbatives et sales. Des
pigeons, ramassés en boule, se reposent sur le seuil des colombiers,
dômes minuscules arrondis sur la toiture plate des maisons.
On sait que le Delta est le pays du monde où la population est la plus
dense: plus de trois cents habitants par kilomètre carré. Les villages se
succèdent à de courts intervalles. Sur tous les chemins--étroites bandes
de terre durcie qui longent les champs de coton ou de trèfle--circulent,
en groupes, des fellahs et des fellahines. C'est un continuel défilé de
scènes chatoyantes. Des laboureurs vêtus de longues robes flottantes,
blanches, jaunes ou bleues, dirigent des boeufs, poilus comme des
boeufs sauvages, attelés deux par deux à des charrues identiques aux
charrues d'il y a cinq mille ans, que nous verrons bientôt gravées sur les
parois des tombeaux. Voici un grand gaillard drapé dans une robe bleu
ciel, agitée et gonflée par la brise. Il arpente majestueusement son
champ, les mains croisées sur le dos, pendant que deux femmes
accroupies remuent la terre labourée. Des femmes cheminent, par
groupes, emmaillotées de noir--on dirait des religieuses de chez nous,
sauf la guimpe--la figure voilée, depuis le nez jusqu'au menton, par une
bande d'étoffe noire. Voici un vieux paysan sur son âne chargé de deux
sacs en équilibre, robe jaune et turban blanc, barbe grise de saint Joseph.
Un peu plus loin, quatre dromadaires, à la file, suivent le chamelier de

leur pas solennel, leur grand corps secoué comme un vaisseau sur la
mer.
A toutes les gares, cohue bariolée et bourdonnante: robes et turbans de
toutes les couleurs, fez rouges; paysannes escortées de marmaille;
«dames» en robe de soie, voilées de transparente mousseline blanche,
un parasol à la main, affairées et précieuses; gentlemen en redingote;
têtes fines d'Égyptiens: grosses lèvres, yeux allongés; arabes, nègres,
soudanais, figures de cuivre, d'ébène ou de bronze, figures de
patriarches et de prophètes. Rêvons-nous ou sommes-nous au spectacle?
Qu'on attende encore un peu avant de baisser le rideau ...
Fellah n'est pas un nom de race, mais seulement de profession. Fellah
signifie paysan. Le paysan de la vallée du Nil descend de la race
égyptienne primitive. Nous verrons ses ancêtres sur les parois du
tombeau de Ti, architecte à Memphis sous une des premières dynasties,
qui dort au seuil du désert lybique, près des pyramides de Saqqarah,
depuis près de six mille ans.
Des restes de couleur sont encore accrochés aux figures en relief, dont
le temps a respecté l'élégant dessin et le groupement harmonieux. Des
femmes soutiennent, de leurs bras arrondis, des corbeilles posées sur
leurs têtes. Des paysans fauchent et battent le blé. Mêmes visages,
mêmes instruments agricoles que ceux de l'Égypte actuelle.
Ces petits ânes, robustes, élégants et fins, qui trottinent pour notre
amusement dans la plaine du Delta, le long des canaux où bombent des
voiles blanches, nous les reverrons aussi dans les tombeaux de
Saqqarah, où ils défilent, depuis six mille ans, devant l'effigie du maître,
grand propriétaire ou fonctionnaire de la Cour. Nous les monterons
dans la Haute Égypte, quand nous galoperons à travers la plaine,
peuplée de travailleurs et couverte de moissons, vers les ruines et les
tombeaux de la vallée des Rois. Ce n'est pas une des moindres
merveilles de ce pays merveilleux que cette identité de la race et de la
vie d'à présent avec la race et la vie ressuscitée après soixante siècles.
Race admirable, puisqu'elle a résisté au corrosif de l'Islam. On sait que
les Arabes convertirent de force, au VIIe siècle de notre ère, les

paysans égyptiens, chrétiens depuis le deuxième. Ils sont beaux,
laborieux, prolifiques et sales. Vraisemblablement, l'Égypte aura, dans
un demi-siècle, vingt millions d'habitants. Le coton de la Basse Égypte
est hors prix: cinquante francs le cantar (45 kilogrammes) en 1895; cent
francs ou à peu près, l'année dernière. Les fellahs s'enrichissent. Il y a
quelques semaines, un vieux paysan paya 500,000 francs, rubis sur
l'ongle, à une société belge, des terres qu'il venait d'acquérir. A le juger
sur sa mine, sa crasse et ses haillons, on lui aurait donné l'aumône! La
crise financière, qui a fait tant de ravages dans les grandes villes, parmi
les colonies européennes surtout, n'a pas atteint les ruraux. Dans toute
l'Égypte, la valeur et le loyer de la terre augmentent tous les jours. Il
faut sans cesse de nouvelles terres cultivables à une population qui ne
cesse de s'accroître.
Il n'y a pas au monde de cultivateur plus laborieux, plus passionné que
le fellah. Une longue et étroite bande de terre fertile serrée entre deux
déserts: voilà l'Égypte. Le
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