Pour la patrie | Page 9

Jules-Paul Tardivel
avait un reflet de l'enfer dans les yeux. Cependant, il refoula sa rage avec un calme apparent.
--Il me semble que voilà bien des paroles inutiles. Je ne veux pas, je ne puis pas m'embarrasser de ce vieillard. Que ferais-je de lui chez moi, moi qui suis gar?on? Je lui fais une offre raisonnable et il la refuse. Que voulez-vous que je fasse?
Et le fils dénaturé se dirigea vers la porte.
Lamirande qui soutenait toujours le vieillard prêt à défaillir, s'écria:
--Mais c'est épouvantable ce que vous dites là, monsieur Montarval. Est-ce ainsi qu'un fils doit traiter son père?
--Je puis me dispenser de vos sermons, fit Montarval.
--De mes serinons, oui; mais vous ne pouvez vous dispenser d'obéir au commandement de Dieu qui nous ordonne d'honorer nos parents.
--Encore un sermon! ricana Montarval. Est-ce que je m'occupe des commandements de votre Dieu, moi?
--Mais, pauvre insensé, vous voulez donc vous damner!
--Appelez ?a comme vous voudrez, mais je ne veux pas de votre ciel où il faudra croupir éternellement dans un ignoble esclavage aux pieds du tyran Jéhovah. Je veux être libre dans ce monde et dans l'autre, entendez-vous?
Lamirande frémit. Il avait souvent lu de pareilles horreurs dans les livres qui traitent du néomanichéisme; mais c'était la première fois que ses oreilles entendaient un tel cri d'enfer, que ses yeux voyaient les feux de l'ab?me éclairer de leur sombre lueur un visage humain. "Seigneur Jésus! murmura-t-il, je vous demande pardon de ce blasphèmes." Puis se tournant vers le blasphémateur:
--Laissons ce sujet, car je ne veux plus entendre de ces abominations. Mais si vous ne craignez pas le jugement de Dieu, ne redoutez-vous pas, au moins, la justice des hommes? Je puis vous dénoncer, si non aux tribunaux, du moins à l'opinion publique.
--Mais vous ne le ferez pas. Je nierai, et où sont vos preuves?
De sa main gauche, Lamirande indiqua le vieillard que son bras droit soutenait toujours.
--Il ne parlera pas, f?t Montarval, je le connais.
--Mais ma parole suffira, dit Lamirande. Entre mon affirmation et votre dénégation, les honnêtes gens n'hésiteront pas.
--Au besoin, le vieux niera avec moi pour me sauver du déshonneur. Contre deux négations votre affirmation ne vaudra rien.
--J'attendrai que votre père soit mort pour vous dénoncer.
Montarval perdit contenance, car il comprenait fort bien qu'on ajouterait foi plut?t à la parole de Lamirande qu'à la sienne.
Le vieillard jeta un regard suppliant sur son protecteur.
--De grace! monsieur, ne le dénoncez pas, ne le déshonorez pas....
--Mais il mérite les mépris des hommes.
--Oh! de grace, je vous en prie, ne le dénoncez pas.
--Allons, mon cher monsieur, fit Lamirande, venez-vous en chez moi. Vous êtes brisé par la fatigue et l'émotion; vous avez besoin de repos. Plus tard nous reviendrons sur ce pénible sujet. Venez!
--Vous tenez réellement à m'amener chez vous? interrogea le vieillard.
--Oui, j'y tiens beaucoup, plus même que je ne puis vous dire.
--Eh bien! j'irai, mais à une condition: c'est que vous me promettiez de ne jamais le dénoncer.
Lamirande hésita. Faire cette promesse, c'était en quelque sorte s'engager à laisser le crime impuni. Persister dans sa détermination vis-à-vis du fils dénaturé, c'était condamner le père à mourir misérablement sur ce grabat. Puis il songea à l'ame de ce pauvre abandonné.... Son ame était peut-être plus malade encore que son corps.... Il n'hésitait plus.
--C'est bien! je vous le promets.
Puis se retournant vers le fils.
--Misérable! Les hommes ne conna?tront pas votre crime et votre honte. Mais la malédiction de Dieu vous atteindra. Allez!
--Je vous sais gré de cette bienveillante permission et de vos bons souhaits, fit Montarval qui avait repris son aplomb et son audace accoutumés.
Et sans adresser une seule parole à son père, sans le regarder, il sortit de la chambre en fredonnant un motif d'opéra.
--Il est parti, mon fils est parti! murmura le malheureux père.
--Permettez-moi de le remplacer auprès de vous, dit Lamirande. Venez; ne restons pas ici davantage.
L'étranger se laissa conduire comme un enfant. Une voiture attendait Lamirande, et au bout de quelques minutes protecteur et protégé descendaient à la porte d'une modeste demeure de la Haute-Ville.
--Nous voici rendus, dit Lamirande en donnant le bras au vieillard chancelant. Entrons.
--Que dira votre femme en vous voyant installer dans votre maison un étranger, un moribond?
--Elle dira que vous êtres le bienvenu.
à ce moment, madame Lamirande vint au-devant d'eux. Si le vieillard avait eu des craintes sur la réception qui l'attendait, la vue de cette figure de madone dut le rassurer.
--Ma femme, dit Lamirande, voici un étranger qui est dans le malheur. La divine Providence nous le confie. Nous allons l'accueillir pour l'amour de Jésus-Christ. Pour des motifs que je respecte, il désire n'être pas connu. Nous nous contenterons donc d'avoir soin de lui.
--Monsieur, dit la jeune femme en pressant affectueusement la main du vieillard, pendant que dans ses yeux brillait une lumière céleste, vous êtes mille fois le bienvenu. Nous tacherons, par nos bons soins, de vous faire oublier
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