Pour cause de fin de bail | Page 3

Alphonse Allais

Au dessert, l'un de ces messieurs, ne trouvant pas dans l'établissement
les cigares qu'il désirait, pria le jeune groom d'aller lui en quérir une
boîte au Tobacco-shop du Grand-Hôtel et lui remit, en vue de cette
acquisition, un billet de cent francs.
L'enfant arriva sans encombres, mais le retour fut plus pénible.
Déjà une foule compacte et tumultueuse encombrait le boulevard,
ardente au combat des confetti.
Parmi les rares masques qui émaillaient cette tourbe, quatre jeunes gens
se faisaient particulièrement remarquer.
Déguisés en famille anglaise, l'un représentait le père, flanqué,
naturellement, de longs favoris jaunes; le second était attifé en vieille
milady à tire-bouchons; les deux autres portaient les costumes d'un
ridicule boy et d'une burlesque girl.
Apercevant soudain le petit groom de Maxim's fendant péniblement la
foule avec, sous son bras, sa précieuse boîte de cigares, le quatuor se
précipita sur le jeune infortuné.
--Aôh! fit le vieux pseudo-Britishman affectant un dérisoire accent
anglais, môa aimer bâocoup les bonnes cigares! Et mon fame aussi les
bonnes cigares! Et ma baby aussi aimer les bonnes cigares! Et mon
petit miss aussi aimer les bonnes cigares!
Malheureusement, les jeunes gens ne s'en tenaient pas à ce discours de
mascarade; en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, ils avaient
ouvert la boîte et saisi, chacun, un excellent spécimen de cette coûteuse
marchandise.
Le pauvre petit avait beau se débattre, que faire contre une foule

absurde à qui l'infortune d'autrui jette un aliment de plus dans le foyer
des déchaînements et des folies!
Rien de contagieux comme l'exemple!
(J'ai stipulé dans mon testament une récompense de 100,000 fr. au
savant qui découvrira le microbe de l'exemple.)
Encouragés par les mignonnes dimensions du petit groom, quelques
intrépides gaillards achevaient de piller la boîte de cigares.
Comme de juste, le pauvre gosse n'osa point rentrer (ce en quoi il eut
bien tort, car les clubmen étaient tellement saouls qu'ils ne se
souvenaient plus de rien).
Tout le reste de la journée et toute la nuit, il erra sur les boulevards,
dépensant les trois louis qu'on lui avait rendus sur son billet de cent
francs en confetti, en rigolos, en toutes sortes de divertissements.
Au petit matin, après un court sommeil dans un massif des
Champs-Élysées, le petit groom fut la proie pantelante du cruel
désespoir.
Un long serpentin pendait de la branche d'un arbre presque jusqu'au sol.
L'enfant grimpa sur une chaise, fit un noeud coulant au ruban de papier,
y passa la tête et, d'un coup de pied, s'envoya dans le paradis des tout
petits grooms à qui les cohues stupides font de vilaines blagues...
Comme je le disais en commençant, c'est un fait-divers à la fois banal
et triste.

GAUDISSART S'AMUSE
Et il a bien raison de s'amuser Gaudissart, pendant qu'il est jeune!
La vie est un pont, morne pont qui réunit les deux néants, celui d'avant,

celui d'après.
Or, que faire sur un pont, à moins que l'on n'y danse tous en rond, ainsi
que cela se pratique notoirement sur le pont d'Avignon?
Gaudeamus igitur, mes frères, et laissons les gens graves souffler
ridiculement dans de ridicules baudruches qu'ils considèrent ensuite tels
des blocs de Paros.
Voilà pourquoi j'aime les voyageurs de commerce, gens gais,
philosophes et qui s'arrangent toujours pour take a smile with life,
comme disent les Anglais.
Nous nous trouvions donc réunis, quelques-uns de ces messieurs,
plusieurs chasseurs et moi, un récent soir, dans l'estaminet de la bonne
auberge d'un voisin gros bourg.
Le patron du lieu est un fort brave homme légèrement candide et d'une
indérapable complaisance.
Chacun le surnomme--je n'ai jamais su pourquoi--le père Becquenfleur.
Nul d'entre nous n'avait sommeil, et bien qu'on dût se lever de fort
bonne heure le lendemain, personne ne se souciait d'aller se coucher.
Vite conclue, la connaissance entre les voyageurs et nous tourna plus
vite encore à la cordialité parfaite.
Ces messieurs, d'ailleurs, étaient tous charmants.
L'un deux proposa:
--Voulez-vous qu'on fasse une bonne blague au père Becquenfleur?
Assentiment unanime.
Voilà notre farceur qui se pose juste en face de la vieille et ancestrale
horloge et qui, dodelinant de la tête, l'index tendu, accompagne d'un
balancement rythmique de tout son corps le mouvement du balancier.

Entre le père Becquenfleur?
--Zut! s'écrie le fumiste, c'est trop difficile!... C'est même impossible.
--Quoi donc qu'est impossible? s'informe l'ingénu bonhomme.
--Se mettre en face d'une horloge et suivre, le doigt tendu et en
balançant le corps, le mouvement du pendule, tout cela, pendant cinq
minutes, et sans ouvrir la bouche.
--C'est si difficile que ça?
--Je vous dis que c'est impossible.
--Allons donc!
--Voulez-vous parier?... Tenez, je vous parie du champagne pour toute
la compagnie que vous n'y arrivez pas.
Le père Becquenfleur se gratte la tête, suppute et tient la gageure.
Pas un spectacle au monde ne me semblera jamais d'un comique
comparable à
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