Portraits litteraires, Tome II. | Page 9

C.-A. Sainte-Beuve
assemblée si auguste, il lui dit que l'envie qu'ils avoient eue d'avoir l'honneur de divertir le plus grand roi du monde leur avoit fait oublier que Sa Majesté avoit à son service d'excellents originaux, dont ils n'étoient que de très-foibles copies; mais que, puisqu'elle avoit bien voulu souffrir leurs manières de campagne, il la supplioit très-humblement d'avoir agréable qu'il lui donnat un de ces petits divertissements qui lui avoient acquis quelque réputation et dont il régaloit les provinces.? Ce fut le Docteur amoureux qu'il choisit. Le roi, satisfait du spectacle, permit à la troupe de Molière de s'établir à Paris sous le titre de Troupe de Monsieur, et de jouer alternativement avec les comédiens italiens sur le théatre du Petit-Bourbon. Lorsqu'on commen?a de batir, en 1660, la colonnade du Louvre à l'emplacement même du Petit-Bourbon, la troupe de Monsieur passa au théatre du Palais-Royal. Elle devint troupe du Roi en 1665; et plus tard, à la mort de Molière, réunie à la troupe du Marais d'abord, et sept ans après (1680) à celle de l'h?tel de Bourgogne, elle forma le Théatre-Fran?ais.
[Note 5: Tous les biographes, depuis Grimarest, avaient dit Béziers; M. Taschereau donne de bonnes raisons pour que ce soit Montpellier. Ce détail a peu d'importance; mais en général toutes les anecdotes sur Molière sont mêlées d'incertitude, faute d'un premier biographe scrupuleux et bien informé.]
Dès l'installation de Molière et de sa troupe, l'étourdi et le Dépit amoureux se donnèrent pour la première fois à Paris et n'y réussirent pas moins qu'en province. Bien que la première de ces pièces ne soit encore qu'une comédie d'intrigue tout imitée des imbroglios italiens, quelle verve déjà! quelle chaude pétulance! quelle activité, folle et saisissante d'imaginative dans ce Mascarille que le théatre n'avait pas jusqu'ici entendu nommer! Sans doute Mascarille, tel qu'il appara?t d'abord, n'est guère qu'un fils naturel direct des valets de la farce italienne et de l'antique comédie, de l'esclave de l'épidique, du Chrysale des Bacchides, de ces valets d'or, comme ils se nomment, du valet de Marot; c'est un fils de Villon, nourri aussi aux repues franches, un des mille de cette lignée antérieure à Figaro: mais, dans les Précieuses, il va bient?t se particulariser, il va devenir le Mascarille marquis, un valet tout moderne et qui n'est qu'à la livrée de Molière. Le Dépit amoureux, à travers l'invraisemblance et le convenu banal des déguisements et des reconnaissances, offre dans la scène de Lucile et d'éraste une situation de coeur éternellement renouvelée, éternellement jeune depuis le dialogue d'Horace et de Lydie, situation que Molière a reprise lui-même dans le Tartufe et dans le Bourgeois Gentilhomme, avec bonheur toujours, mais sans surpasser l'excellence de cette première peinture: celui qui savait le plus fustiger et railler se montrait en même temps celui qui sait comment on aime. Les Précieuses ridicules, jouées en 1659, attaquèrent les moeurs modernes au vif. Molière y laissait les canevas italiens et les traditions de théatre pour y voir les choses avec ses yeux, pour y parler haut et ferme selon sa nature contre le plus irritant ennemi de tout grand po?te dramatique au début, le bégueulisme bel-esprit, et ce petit go?t d'alc?ve, qui n'est que dégo?t. Lui, l'homme au masque ouvert et à l'allure naturelle, il avait à déblayer avant tout la scène de ces mesquins embarras pour s'y déployer à l'aise et y établir son droit de franc-parler. On raconte qu'à la première représentation des Précieuses, un vieillard du parterre, transporté de cette franchise nouvelle, un vieillard qui sans doute avait applaudi dix-sept ans auparavant au Menteur de Corneille, ne put s'empêcher de s'écrier, en apostrophant Molière qui jouait Mascarille: ?Courage, courage, Molière! voilà la bonne comédie!? A ce cri, qu'il devinait bien être celui du vrai public et de la gloire, à cet universel et sonore applaudissement, Molière sentit, comme le dit Segrais, s'enfler son courage, et il laissa échapper ce mot de noble orgueil, qui marque chez lui l'entrée de la grande carrière: ?Je n'ai plus que faire d'étudier Plaute et Térence et d'éplucher les fragments de Ménandre; je n'ai qu'à étudier le monde.?--Oui, Molière; le monde s'ouvre à vous, vous vous l'avez découvert et il est v?tre; vous n'avez désormais qu'à y choisir vos peintures. Si vous imitez encore, ce sera que vous le voudrez bien; ce sera parce que vous prélèverez votre part là où vous la trouverez bonne à prendre; ce sera en rival qui ne craint pas les rencontres, en roi puissant pour agrandir votre empire. Tout ce qui sera emprunté par vous restera embelli et honoré[6].
[Note 6: On peut appliquer sans ironie, quand il s'agit de poésie dramatique surtout, à de certains plagiats faits de main souveraine, le mot de la Fable:
.....Vous leur f?tes, Seigneur, En les croquant, beaucoup d'honneur.
]
Après le sel un peu gros, mais franc, du Cocu imaginaire,
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