Portraits litteraires, Tome II. | Page 8

C.-A. Sainte-Beuve
chez un barbier fort achalandé, pour y faire la recette et y étudier à ce propos les discours et la physionomie d'un chacun. On se rappelle que Machiavel, grand po?te comique aussi, ne dédaignait pas la conversation des bouchers, boulangers et autres. Mais Molière avait probablement, dans ses longues séances chez le barbier-chirurgien, une intention, plus directement applicable à son art que l'ancien secrétaire florentin, lequel cherchait surtout, il le dit, à narguer la fortune et à tromper l'ennui de la disgrace. Cette disposition de Molière à observer durant des heures et à se tenir en silence s'accrut avec l'age, avec l'expérience et les chagrins de la vie; elle frappait singulièrement Boileau qui appelait son ami le Contemplateur. ?Vous connoissez l'homme, dit élise dans la Critique de l'école des Femmes, et sa paresse naturelle à soutenir la conversation. Célimène l'avoit invité à souper comme bel esprit, et jamais il ne parut si sot parmi une demi-douzaine de gens à qui elle avoit fait fête de lui... Il les trompa fort par son silence.? L'un des ennemis de Molière, de Villiers, en sa comédie de Zélinde, représente un marchand de dentelles de la rue Saint-Denis, Argimont, qui entretient dans la chambre haute de son magasin une dame de qualité, Oriane. On vient dire qu'élomire (anagramme de Molière) est dans la chambre d'en bas. Oriane désirerait qu'il montat, afin de le voir; et le marchand descend, comptant bien ramener en haut le nouveau chaland sous prétexte de quelque dentelle; mais il revient bient?t seul. ?Madame, dit-il à Oriane, je suis au désespoir de n'avoir pu vous satisfaire; depuis que je suis descendu, élomire n'a pas dit une seule parole; je l'ai trouvé appuyé sur ma boutique dans la posture d'un homme qui rêve. Il avoit les yeux collés sur trois ou quatre personnes de qualité qui marchandoient des dentelles; il paroissoit attentif à leurs discours, et il sembloit, par le mouvement de ses yeux, qu'il regardoit jusqu'au fond de leurs ames pour y voir ce qu'elles ne disoient pas. Je crois même qu'il avoit des tablettes, et qu'à la faveur de son manteau il a écrit, sans être aper?u, ce qu'elles ont dit de plus remarquable.? Et sur ce que répond Oriane qu'élomire avait peut-être même un crayon et dessinait leurs grimaces pour les faire représenter au naturel dans le jeu du théatre, le marchand reprend: ?S'il ne les a pas dessinées sur ses tablettes, je ne doute point qu'il ne les ait imprimées dans son imagination. C'est un dangereux personnage. Il y en a qui ne vont point sans leurs mains, mais on peut dire de lui qu'il ne va point sans ses yeux ni sans ses oreilles.? Il est aisé, à travers l'exagération du portrait, d'apercevoir la ressemblance. Molière fut une fois vu durant plusieurs heures, assis à bord du coche d'Auxerre, à attendre le départ. Il observait ce qui se passait autour de lui; mais son observation était si sérieuse en face des objets, qu'elle ressemblait à l'abstraction du géomètre, à la rêverie du fabuliste.
Le prince de Conti, qui n'était pas janséniste encore, avait fait jouer plusieurs fois Molière et la troupe de l'Illustre Théatre, en son h?tel, à Paris. étant en Languedoc à tenir les états, il manda son ancien condisciple, qui vint de Pézénas et de Narbonne à Béziers ou à Montpellier[5], près du prince. Le po?te fit oeuvre de son répertoire le plus varié, de ses canevas à l'italienne, de l'étourdi, sa dernière pièce, et il y ajouta la charmante comédie du Dépit amoureux. Le prince, enchanté, voulut se l'attacher comme secrétaire et le faire succéder au po?te Sarasin qui venait de mourir; Molière refusa par attachement pour sa troupe, par amour de son métier et de la vie indépendante. Après quelques années encore de courses dans le Midi, où on le voit se lier d'amitié avec le peintre Mignard à Avignon, Molière se rapprocha de la capitale et séjourna à Rouen, d'où il obtint, non pas, comme on l'a conjecturé, par la protection du prince de Conti, devenu pénitent sous l'évêque d'Alet dès 1655, mais par celle de Monsieur, duc d'Orléans, de venir jouer à Paris sous les yeux du roi. Ce fut le 24 octobre 1658, dans la salle des gardes au vieux Louvre, en présence de la cour et aussi des comédiens de l'h?tel de Bourgogne, périlleux auditoire, que Molière et sa troupe se hasardèrent à représenter Nicomède. Cette tragi-comédie achevée avec applaudissement, Molière, qui aimait à parler comme orateur de la troupe (grex), et qui en cette occasion décisive ne pouvait céder ce r?le à nul autre, s'avan?a vers la rampe, et, après avoir ?remercié Sa Majesté en des termes très-modestes de la bonté qu'elle avait eue d'excuser ses défauts et ceux de sa troupe, qui n'avoit paru qu'en tremblant devant une
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