Port-Tarascon | Page 5

Alphonse Daudet

le commencement du siège, les Tarasconnais! Pâtés d'hirondelles, tant
de cents; pains-poires, tant de mille; et tant de ceci, et tant de cela! De
toutes les choses qu'il énumérait et dont on était au commencement si
bien pourvu, il restait si peu, si peu, qu'autant dire il n'en restait rien.
Les Révérends se regardaient l'un l'autre, la mine longue, et
convenaient entre eux qu'avec toutes ces réserves, étant donné l'attitude
d'un ennemi qui ne voulait rien pousser à l'extrême, ils auraient pu tenir
pendant des années sans manquer de rien, si l'on n'était venu à leur
secours. Le Père hôtelier, d'une voix monotone et navrée, continuait de
lire, quand une clameur l'interrompit.
La porte de la salle ouverte avec fracas, Tartarin paraît, un Tartarin ému,
tragique, le sang aux joues, la barbe bouffante sur la croix blanche de
son costume. Il salue de l'épée le Prieur tout droit sur sa miséricorde,
puis les Pères l'un après l'autre, et, gravement:
«Monsieur le Prieur, je ne peux plus tenir mes hommes... On meurt de

faim... Toutes les citernes sont vides. Le moment est venu de rendre la
place, ou de nous ensevelir sous ses débris.»
Ce qu'il ne disait pas, mais qui avait bien aussi son importance, c'est
que, depuis quinze jours, il était privé de son chocolat du matin, qu'il le
voyait en rêve, gras, fumant, huileux, accompagné d'un verre d'eau
fraîche claire comme du cristal, au lieu de l'eau saumâtre des citernes, à
laquelle il était réduit maintenant.
Tout de suite le Conseil fut debout, et dans une rumeur de voix parlant
toutes ensemble exprima un avis unanime:
«Rendre la place... Il faut rendre la place...» Seul, le Père Bataillet, un
homme excessif, proposa de faire sauter le couvent avec ce qu'on avait
de poudre, d'y mettre le feu lui-même.
Mais on refusa de l'écouter, et la nuit venue, laissant les clefs sur les
portes, moines et miliciens, suivis d'Excourbaniès, de Bravida, de
Tartarin avec son gros de messieurs du cercle, tous les défenseurs de
Pampérigouste sortirent, sans tambours ni clairons cette fois, et
descendirent silencieusement la colline en une procession fantomatique,
sous la clarté de la lune et le bienveillant regard des sentinelles
ennemies.
Cette mémorable défense de l'abbaye fit grand honneur à Tartarin; mais
l'occupation du couvent de leurs Pères-Blancs par les troupes jeta au
coeur des Tarasconnais une sombre rancune.
Chapitre II
_La pharmacie de la Placette. -- Apparition d'un homme du Nord. - -
Dieu le veut, monsieur le Duc! -- Un paradis au-delà des mers._
Quelque temps après la fermeture du couvent, le pharmacien Bézuquet
prenait un soir le frais, devant sa porte, avec son élève Pascalon et le
Révérend Père Bataillet.
Il faut dire que les moines dispersés avaient été recueillis par les
familles tarasconnaises. Chacune avait voulu avoir son Père Blanc; les
gens aisés, les boutiquiers, ceux de la bourgeoisie, en possédaient un en
particulier; quant aux familles artisanes, elles s'associaient, se mettaient
à plusieurs pour entretenir un de ces saints hommes, en participation.
Dans toutes les boutiques on voyait une cagoule blanche. Chez
l'armurier Costecalde au milieu des fusils, des carabines et des
couteaux de chasse, au comptoir du mercier Beaumevieille derrière les
rangées de bobines de soie, partout se dressait la même apparition d'un

grand oiseau blanc qui semblait un pélican familier. Et la présence des
Pères était pour chaque demeure une vraie bénédiction. Bien élevés,
doux, enjoués, discrets, ils n'étaient pas gênants, ne tenaient pas une
grande place au foyer, et cependant y apportaient une bonté, une
réserve inaccoutumée.
C'était comme si l'on avait eu le bon Dieu chez soi: les hommes se
retenaient de jurer et de dire des gros mots; les femmes ne mentaient
plus, ou guère; les petits restaient bien sages et bien droits sur leur
chaise haute.
Le matin, le soir, à l'heure de la prière, aux repas pour le _Bénédicité_
et les _Grâces_, les grandes manches blanches s'ouvraient comme des
ailes protectrices sur toute la famille assemblée, et, avec cette
bénédiction perpétuelle au-dessus de leur tête, les Tarasconnais ne
pouvaient faire autrement que de vivre saints et vertueux.
Chacun était fier de son Révérend, le vantait, le faisait valoir, surtout le
pharmacien Bézuquet, à qui la bonne fortune était échue d'avoir chez
lui le Père Bataillet.
Tout feu, tout nerfs, ce R. P. Bataillet, doué d'une véritable éloquence
populaire, et renommé pour sa manière de raconter paraboles et
légendes; c'était un superbe gaillard, bien découplé le teint brûlé, des
yeux de braise, une tête de cabécilla. Sous les longs plis de l'épaisse
bure, il avait vraiment belle prestance, bien qu'une épaule fût un peu
plus haute que l'autre, et qu'il marchât de côté.
Mais on ne s'apercevait plus de ces légers défauts, lorsqu'il descendait
de chaire, après le sermon, et fendait la foule, son grand nez au
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