Port-Tarascon | Page 4

Alphonse Daudet
genoux avec toutes les
précautions, toutes les ruses classiques des sauvages de Fenimore, ils
réussirent à se glisser à travers les lignes d'investissement, longeant les
rangées des tentes endormies, tournant les sentinelles, les patrouilles, et
de l'un à l'autre se signalant les passages dangereux par une imparfaite
imitation de cris d'oiseaux.
Il en fallait du courage pour tenter l'aventure par ces nuits claires
comme un plein jour; Il est vrai de dire que les assiégeants avaient tout
intérêt à laisser entrer le plus de monde possible.
Ce qu'on voulait, c'était affamer l'abbaye plutôt que l'emporter de vive
force. Aussi les soldats détournaient-ils volontiers la tête en voyant ces
ombres errantes au clair de la lune et des étoiles. Plus d'un officier, qui
avait pris l'absinthe au cercle avec l'illustre tueur de lions, le reconnut
de loin malgré son déguisement et le salua d'un appel familier:
«Bonne nuit, monsieur Tartarin!»
Une fois dans la place, Tartarin organisa la défense.
Ce diable d'homme avait lu tous les livres sur tous les sièges et blocus.
Il embrigada les Tarasconnais en milice, sous les ordres du brave
commandant Bravida, et, plein des souvenirs de Sébastopol et de
Plewna, il leur fit remuer de la terre, beaucoup de terre, entoura
l'abbaye de talus, de fossés, de fortifications de tous genres, dont le
cercle petit à petit se resserrait à ne pouvoir plus respirer, en sorte que
les assiégés se trouvèrent comme emmurés derrière leurs travaux de
défense, ce qui faisait l'affaire des assiégeants.

Le couvent métamorphosé en place forte fut soumis à la discipline
militaire. C'est ainsi qu'il en doit être, l'état de siège déclaré. Tout se
faisait par roulements de tambour et sonneries de clairon.
Dès le petit jour, au réveil, le tambour grondait, par les cours, les
corridors et sous les arceaux du cloître.
On sonnait du matin au soir, aux prières _tara-ta-ta_, au trésorier
_tara-ta-ta_, au Père hôtelier _tara-ta-ta_; des coups de clairons
impérieux, secs et sonores, déchirant l'air. On claironnait pour
l'Angélus, pour Matines et Complies. C'était à faire honte à l'armée
assiégeante, qui menait beaucoup moins de bruit, au large de la
campagne, tandis que là-haut, au sommet de la petite colline, derrière
les fins créneaux de l'abbaye- forteresse, claironnades et tambourinades
mêlées aux tintements des carillons faisaient un fier ramage et jetaient
aux quatre vents, en promesse de victoire, un chant allègre,
mi-belliqueux et mi-sacré.
Le diantre, c'est que les assiégeants, bien tranquilles dans leurs lignes,
sans se donner aucune peine, se ravitaillaient facilement et tout le jour
faisaient bombance. La Provence est un pays de délices, qui produit
toutes sortes de bonnes choses. Vins clairs et dorés, saucisses et
saucissons d'Arles, melons exquis, pastèques savoureuses, nougats de
Montélimar, tout était pour les troupes du gouvernement: il n'en entrait
miette ni goutte dans l'abbaye bloquée.
Aussi, d'un côté, les soldats, qui n'avaient jamais vu pareille fête,
engraissaient à crever leurs tuniques, les chevaux montraient des
croupes luisantes et rebondies, tandis que de l'autre, précaire! les
pauvres Tarasconnais, la rafataille surtout, levés tôt, couchés tard,
surmenés, sans cesse en alerte, remuant et brouettant la terre de jour et
de nuit, à la brûlure du soleil et des torches, se desséchaient et
maigrissaient que c'était pitié.
De plus, les provisions des bons Pères s'épuisaient; pâtés d'hirondelles
et pains-poires tiraient à la fin.
Pourrait-on tenir encore longtemps?
C'était la question tous les jours discutée sur les remparts et
terrassements crevassés par la sécheresse.» Et les lâches qui n'attaquent
pas!» disaient ceux de Tarascon, montrant le poing aux pantalons
rouges vautrés dans l'herbe à l'ombre des pins. Mais l'idée d'attaquer
eux-mêmes ne leur venait pas, tant ce brave petit peuple a le sentiment

de la conservation.
Une seule fois, Excourbaniès, un violent parla de tenter une sortie en
masse, les moines devant, et de culbuter tous ces mercenaires.
Tartarin haussa ses larges épaules et ne répondit qu'un mot: «Enfant!».
Puis, prenant par le bras le bouillant Excourbaniès, il l'entraîna au
sommet de la contrescarpe, et lui montrant d'un geste immense les
cordons de troupes étagés sur la colline, les sentinelles placées à tous
les sentiers:
«Oui ou non, sommes-nous les assiégés? Est-ce nous qui devons
donner l'assaut?...»
Il y eut autour de lui un murmure approbateur:
«Évidemment... Il a raison... C'est à eux de commencer, puisqu'ils
assiègent Et l'on vit une fois de plus que nul ne connaissait les lois de la
guerre comme Tartarin.
Il fallait pourtant prendre un parti.
Un jour, le Conseil se rassembla dans la grande salle du Chapitre,
éclairée de hauts vitraux, entourée de boiseries sculptées, et le Père
hôtelier lut son rapport sur les ressources de la place. Tous les
Pères-Blancs écoutaient, silencieux, droits sur leurs _miséricordes_,
demi-sièges à forme hypocrite qui permettent d'être assis en paraissant
debout.
Lamentable, le rapport du Père hôtelier! Ce qu'ils avaient dévoré depuis
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