Poil De Carotte | Page 5

Jules Renard
pas la peine d'essayer.
En outre, il sait que ce serait dangereux. Et n'a-t-il pas le temps de
satisfaire ses plus bizarres caprices dans des endroits connus de lui seul?
Au dessert, madame Lepic lui dit:
--Va porter ces tranches de melon à ces lapins.
Poil de Carotte fait la commission au petit pas, en tenant l'assiette bien
horizontale afin de ne rien renverser.
A son entrée sous leur toit, les lapins, coiffés en tapageurs, les oreilles
sur l'oreille, le nez en l'air, les pattes de devant raides comme s'ils
allaient jouer du tambour, s'empressent autour de lui.
--Oh! attendez, dit Poil de Carotte; un moment, s'il vous plaît,
partageons.
S'étant assis d'abord sur un tas de crottes, de séneçon rongé jusqu'à la
racine, de trognons de choux, de feuilles de mauve, il leur donne les
graines de melon et boit le jus lui-même: c'est doux comme du vin
doux.
Puis il racle avec les dents ce que sa famille a laissé aux tranches de

jaune sucré, tout ce qui peut fondre encore, et il passe le vert aux lapins
en rond sur leur derrière.
La porte du petit toit est fermée. Le soleil des siestes enfile les trous des
tuiles et trempe le bout de ses rayons dans l'ombre fraîche.

La Pioche
Grand frère Félix et Poil de Carotte travaillent côte à côte. Chacun a sa
pioche. Celle du grand frère Félix a été faite sur mesure, chez le
maréchal-ferrant, avec du fer. Poil de Carotte a fait la sienne tout seul,
avec du bois. Ils jardinent, abattent de la besogne et rivalisent d'ardeur.
Soudain, au moment où il s'y attend le moins (c'est toujours à ce
moment précis que les malheurs arrivent), Poil de Carotte reçoit un
coup de pioche en plein front.
Quelques instants après, il faut transporter, coucher avec précaution,
sur le lit, grand frère Félix qui vient de se trouver mal à la vue du sang
de son petit frère. Toute la famille est là, debout, sur la pointe du pied,
et soupire appréhensive:
--Où sont les sels?
--Un peu d'eau bien fraîche, s'il vous plaît, pour mouiller les tempes.
Poil de Carotte monte sur une chaise afin de voir par-dessus les épaules,
entre les têtes. Il a le front bandé d'un linge déjà rouge, où le sang
suinte et s'écarte.
M. Lepic lui a dit:
--Tu t'es joliment fait moucher!
Et sa soeur Ernestine qui a pansé la blessure:
--C'est entré comme dans du beurre.

Il n'a pas crié, car on lui a fait observer que cela ne sert à rien.
Mais voici que grand frère Félix ouvre un oeil, puis l'autre. Il en est
quitte pour la peur, et comme son teint graduellement se colore,
l'inquiétude, l'effroi se retirent des coeurs.
--Toujours le même, donc! dit madame Lepic à Poil de Carotte; tu ne
pouvais pas faire attention, petit imbécile!

La Carabine
M. Lepic dit à ses fils:
--Vous avez assez d'une carabine pour deux. Des frères qui s'aiment
mettent tout en commun.
--Oui, papa, répond grand frère Félix, nous nous partagerons la
carabine. Et même il suffira que Poil de Carotte me la prête de temps en
temps.
Poil de Carotte ne dit ni oui ni non, il se méfie.
M. Lepic tire du fourreau vert la carabine et demande:
--Lequel des deux la portera le premier? Il semble que ce doit être
l'aîné.
Grand frère Félix: Je cède l'honneur à Poil de Carotte. Qu'il commence!
Monsieur Lepic: Félix, tu te conduis gentiment, ce matin. Je m'en
souviendrai.
M. Lepic installe la carabine sur l'épaule de Poil de Carotte.
Monsieur Lepic: Allez, mes enfants, amusez-vous sans vous disputer.
Poil de Carotte: Emmène-t-on le chien?

Monsieur Lepic: Inutile. Vous ferez le chien chacun à votre tour.
D'ailleurs, des chasseurs comme vous ne blessent pas: ils tuent raide.
Poil de Carotte et grand frère Félix s'éloignent. Leur costume simple est
celui de tous les jours. Ils regrettent de n'avoir pas de bottes, mais M.
Lepic leur déclare souvent que le vrai chasseur les méprise. La culotte
de vrai chasseur traîne sur les talons. Il ne retrousse jamais. Il marche
ainsi dans la patouille, les terres labourées, et des bottes se forment
bientôt, montent jusqu'aux genoux, solides, naturelles, que la servante a
la consigne de respecter.
--Je pense que tu ne reviendras pas bredouille, dit grand frère Félix.
--J'ai bon espoir, dit Poil de Carotte.
Il éprouve une démangeaison au défaut de l'épaule et se refuse d'y
coller la crosse de son arme à feu.
--Hein! dit grand frère Félix, je te la laisse porter tout ton soûl!
--Tu es mon frère, dit Poil de Carotte.
Quand une bande de moineaux s'envole, il s'arrête et fait signe a grand
frère Félix de ne plus bouger. La bande passe d'une haie à l'autre. Le
dos voûté, les
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