dont j'ai parlé plus haut. Il croit aussi, non sans vraisemblance, que la poésie serbe était déjà florissante avant la bataille de Ko?ovo, mais que la commotion terrible produite par cet événement, point de départ d'une nouvelle ère, fit tomber dans l'oubli bien des chants, qui furent bient?t remplacés dans la mémoire du peuple par d'autres, fruits des circonstances nouvelles. Il en existe d'ailleurs un certain nombre qui se rapportent à des princes de la dynastie des Nemanias (à partir du milieu du XIIe siècle), laquelle donna la première une certaine cohésion à la nation, et on peut supposer, il me semble, que l'état de morcellement et d'obscurité où celle-ci était restée jusqu'alors n'était pas propre à développer la poésie historique, dont l'essor ne date sans doute que de l'époque où se manifesta une vie politique plus concentrée et plus active. Je ne prétends pas dire, d'ailleurs, que les pesmas_ soient, _dans leur forme actuelle, contemporaines des événements qu'elles célèbrent: beaucoup seraient sans doute peu intelligibles, bien que les langues des peuples peu cultivés se conservent bien plus longtemps sans altération. Elles ont été se modernisant sans cesse, les chanteurs substituant aux mots devenus obscurs des expressions qui devaient être mieux comprises, tout en respectant le fond et même la couleur et le style. Ce n'est pas une pure supposition: dans les pesmas évidemment antérieures à l'arrivée des Osmanlis ou à leur contact prolongé avec les populations serbes, on trouve un certain nombre de mots turcs, traces de ce rajeunissement successif. Mais pour s'assurer combien la composition des pesmas, leur style et leur esprit sont restés les mêmes, on n'a qu'à lire la pièce qui date de 1813 (les Adieux de Karageorge), que j'ai insérée principalement dans ce but, et la comparer avec les plus anciennes: c'est à peine si on y trouvera une différence. C'est le même souffle qui, à travers les siècles, au sein du même état social, animait les esprits.
Le sentiment épique, qui appara?t aussi au printemps de la vie des nations, ressemble, si je puis ainsi m'exprimer, à un fruit délicat sur le point de se nouer et que menacent la gelée ou la pluie: pour que le fruit de l'inspiration ne coule point, pour qu'il se forme et soit durable, la condition première, c'est l'existence d'une langue régulière, formée et commune à toute la nation, et qui est comme le corps où la poésie vient s'incarner. Cette condition, trop rarement remplie, fit défaut aux po?tes de notre moyen age, à l'auteur de _la Chanson de Roland_, par exemple, qui, disposant d'un instrument moins imparfait ou capable, comme Dante, de le créer lui-même à son usage, nous e?t peut-être légué un chef-d'oeuvre. De même que, par un nouveau malheur, le jour où notre histoire vint nous offrir le plus beau sujet que l'imagination puisse rêver, la vie de la Pucelle d'Orléans, il était déjà trop tard: la tendance sceptique et railleuse de notre caractère, la prétendue _na?veté_ gauloise avait pris le dessus et rendu impossible qu'il f?t traité dans l'esprit convenable. Plus heureux, les po?tes populaires serbes ont eu ce précieux avantage, et à un tel degré, que l'idiome vulgaire par eux élaboré a pu, au jour de l'émancipation, devenir immédiatement la base d'une langue écrite, intelligible à tous, et n'offrant point ces disparates de patois ou même de dialectes qui existent dans tant d'autres pays.
Cette langue, douce d'ailleurs et très-variée dans son accentuation et son intonation, offrait ainsi un instrument convenable; malheureusement la versification et la partie musicale laissent à désirer. Elles ont, en effet, aussi bien que les danses, pour caractère une grande monotonie. Les chansons, aux airs lents et mélancoliques, comme chez les autres peuples slaves, ont, il est vrai, une métrique plus variée[14]; mais une grande partie des pesmas dites féminines, ainsi que tous les chants héro?ques, sont composés dans un vers de dix syllabes, coupé exactement comme le n?tre, c'est-à-dire après le quatrième pied, et offrant invariablement, et sans aucune exception, un sens complet, dont la chute répétée sonne désagréablement à l'oreille de l'étranger. Et l'accompagnement de la _gouslé_ n'est pas fait pour en relever l'uniformité. Cet instrument, fa?onné par les paysans eux-mêmes au moyen d'un morceau de bois qu'on creuse et revêt de peau de mouton, n'a qu'une corde, se tient sur les genoux, et on en joue à l'aide d'un archet en forme d'arc, à peu près à la manière du violoncelle. Le chanteur débite ses vers, sur une mélopée analogue à celle des récitatifs d'opéra, d'une voix criarde et par couplets de cinq à six vers, après quoi il laisse un repos assez long pendant lequel le grincement de la corde continue à se faire entendre. Cette description n'a rien de séduisant, et pour moi, si j'ai go?té les pesmas sous cette forme, c'est lorsque, dans mes excursions
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