Privé très jeune de ses parents, il était
tombé entre les mains, fort dignes d'ailleurs, d'un tuteur assez mûr et
encore plus maniaque. Cet excellent vidame, ainsi qu'on l'appelait dans
le Faubourg parce que le titre semblait fait pour lui, se croyait en pleine
province durant les six mois qu'il passait à sa terre de Brie, à deux
heures de Paris, jugeant Lyon, Toulouse ou Bordeaux comme des
possessions coloniales, visitées seulement par les Mungo-Park et les
René Caillié de son époque. Jusqu'à sa sortie du collège, Albert n'avait
entendu parler de son domaine patrimonial que comme d'une île
inconnue, habitée, sinon par des cannibales, au moins par des tribus
étrangères à toute civilisation. De l'explorer par lui-même, il ne pouvait
avoir l'idée. Le vieux tuteur, qui n'était pas solide et se croyait encore
plus malade qu'il n'était, poussait les hauts cris quand son neveu
demandait la permission d'aller dîner à Saint-Germain. En réalité,
c'était le jeune qui était le tuteur de l'autre.
Quand le bonhomme fut tombé en enfance, accident qui suivit de près
la reddition de ses comptes à son pupille, celui-ci eut quelque liberté,
mais il n'en abusa point. Toutefois, poussé un beau matin par le démon
des grandes aventures, il s'embarqua pour Sénac où il arriva sain et sauf,
le soir même, un peu surpris que la route fût si peu longue et plus
surpris encore qu'on entendit le français, ou à peu près, dans le
département de l'Ardèche. A dire le vrai, la surprise alla jusqu'à la
désillusion. Les fleurs, les arbres, les animaux, tout, jusqu'aux êtres
humains eux-mêmes, ressemblait d'une façon désespérante à ce
qu'Albert avait vu chez son tuteur, entre Meaux et Lagny.
Le château lui parut fort triste, non sans cause. Au dedans, les pièces
dégageaient un parfum d'abandon qui serrait l'âme. Au dehors il
pleuvait, ce qui empêcha le visiteur de jouir de son parc impénétrable
autant qu'une forêt vierge, car, depuis les exploits de Bouscatié Ier, les
arbres replantés avaient eu tout le loisir d'emmêler leurs branches et de
faire disparaître les allées, comme pour noyer dans l'oubli des jours
néfastes.
Le village tout entier fit grand accueil au descendant des anciens
seigneurs, sauf toutefois les Cadaroux que ce retour malencontreux
allait faire descendre au second rang, du premier qu'ils occupaient. Déjà
on leur adressait leurs lettres au «château de Sénac», absolument
comme si le vieux manoir n'eût été qu'une grange. On était loin du
temps où Cadaroux, le coupeur de chênes, parlait de sa «maisonnette»
en tournant dans ses doigts les bords graisseux de son feutre. Quant aux
paysans, ils espéraient une restauration prochaine du souverain légitime,
moitié par intérêt, moitié par affection traditionnelle pour une race qui
ne leur avait fait que du bien, quand elle leur avait fait quelque chose.
Mais Albert comprenait de reste qu'un de ses aïeux fût mort d'ennui
dans cet endroit que l'absence de soleil rendait lugubre, ainsi qu'il arrive
pour les plus beaux sites du Midi. La santé de son oncle lui servit de
prétexte pour ne faire qu'une apparition à Sénac, prétexte assez
fallacieux, car le vieillard était dans l'incapacité la plus absolue de
distinguer les moustaches de la soeur Félicité, sa garde-malade, des
moustaches plus longues mais non plus fournies de son beau neveu.
Cependant le jeune comte revint l'année suivante. Cette fois une
lumière d'or inondait la plaine, et le séjour lui parut ce qu'il était en
effet, c'est-à-dire une merveille d'éclat et de pittoresque. Mais il avait à
peine eu le temps d'admirer le point de vue de sa tour, que les métayers
firent queue chez lui, sachant qu'il ne fallait pas compter sur une longue
visite de leur maître. A la fin de la journée, quand il additionna le total
des sommes demandées pour augmenter ou consolider les édifices,
rétablir les clôtures, améliorer les chemins, sans parler de l'église qui
menaçait ruine et de l'école des soeurs mise en interdit comme
insalubre, le malheureux s'aperçut qu'il ne s'en tirerait pas avec dix
années de ses revenus. Le domaine, à vrai dire, rendait peu de chose, à
moins qu'on n'y pratiquât le mode d'exploitation jadis employé avec
tant de désinvolture par le fondateur de la dynastie Cadaroux.
Devant cette pluie de réclamations bien autrement décourageante que la
pluie du bon Dieu, Albert s'enfuit de nouveau; mais, pour le coup, il
était désolé de partir. Le charme de la tradition de famille, du nom
fièrement porté, de la chose possédée de tout temps par d'autres
lui-même, toutes ces voix, subitement éveillées, parlaient d'autant plus
à l'oreille du jeune homme, qu'on aurait pu le définir: un coeur de poète
dans une poitrine d'aristocrate.
Ce fut donc avec le regret de l'exilé disant adieu à sa patrie qu'il mit le
pied dans le bateau du passeur, pour aller prendre le train sur l'autre
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