Plus fort que la haine | Page 5

Léon de Tinseau
François
de Sales? Peut-être que non, car elles ne sont point tirées des chapitres
que vous me lisiez souvent, jadis, pendant que je brodais la fameuse
chasuble, sans me douter qu'elle embellirait la messe de mon mariage et
non pas celle de ma prise d'habit. Dieu l'a voulu; je le sais, j'en suis sûre:
je l'en remercierai jusqu'à mon dernier soupir.
»Vers la fin d'avril, nous serons à Sénac et je vous raconterai le voyage
que nous achevons. C'est la même contrée, les mêmes paysages, les

mêmes ruines, les mêmes obélisques; mais tout cela est éclairé
autrement. Il me semble que je revois au grand soleil des lieux que
j'avais visités une première fois au clair de lune. Rien ne vaut le soleil;
mais ne disons pas de mal de la douce et mélancolique Phébé. Ce serait
de l'ingratitude la plus noire.
»Chère amie, sachez que deux noms ne sont guère sortis de ma pensée
depuis que nous sommes en Égypte: celui de mon pauvre frère
Christian et celui de ma bonne et fidèle Kathleen, qui fut, par son zèle,
sa prudence et la permission de Dieu, l'ouvrière de mon bonheur. Allez!
nous ne nous quitterons plus, cher témoin de mes douleurs et de mes
joies.
»Combien il me tarde de vous revoir et de faire connaissance avec ce
vieux château, avec ce village et les braves gens qui l'habitent!
Annoncez-leur que nous serons très peu Parisiens, et que nous leur
donnerons le meilleur de notre temps.
»Votre amie,
»THÉRÈSE.»

II
Le voyageur que l'express emporte vers Marseille aperçoit la masse
grandiose du château de Sénac, sur la rive opposée du Rhône, entre
Montélimart et Orange. L'habitation a subi le sort commun des
demeures seigneuriales de ce pays, que les guerres de religion traitèrent
aussi rudement qu'aucun pays de France. Elle porte les traces profondes
du fer et du feu. Mais les châteaux d'alors--et aussi les
châtelains--étaient bâtis pour tenir tête aux horions. La grosse tour
semble encore guetter l'approche des lansquenets ennemis, se glissant à
l'improviste par les chemins de chèvre étagés sur les coteaux du Rhône.
Elle pourrait conter l'effroyable saut de plus d'un prisonnier catholique
ou huguenot, à qui, «pour descendre en ceste mode, plus auraient fait
de proufict aisles que iambes». Ainsi parlent les chroniqueurs du temps,

peu coutumiers de sensiblerie.
Vers le milieu du XVIIe siècle, une habitation moderne s'est soudée à
la vieille tour restaurée à grands frais; tel on voit un guerrier blanchi
sous le harnais, mais encore vert, marier sa gloire à la beauté d'une
jeune épouse couronnée de grâce. L'habitation, malgré tout
passablement austère, occupe avec ses dépendances une bande de
terrain fortement incliné que bordent, au pied, le cours du Rhône et, au
sommet, l'ancienne route de poste. La cour d'entrée, les communs, le
château, les parterres, le potager remplissent la zone horizontale, située
sur la hauteur. Le reste du terrain, planté de chênes encore jeunes,
descend jusqu'au chemin de halage par une pente assez raide. Une
enceinte à peu près carrée clôt la propriété dont la surface approche de
cinquante hectares, presque entièrement rebelles à la culture. Aussi les
habitants du petit village, faisant allusion à la dépense de cette muraille
de trois quarts de lieue répètent volontiers:
--L'écorce de Sénac vaut mieux que la châtaigne.
Il y a cinquante ans, la malle-poste passait chaque jour devant la grille
armoriée qui forme un côté de la cour d'honneur du château. Mais,
depuis l'établissement de la grande ligne ferrée qui longe l'autre rive du
Rhône, les châtelains, moins favorisés que jadis, doivent quitter le train
à la station située en face de la vieille tour et traverser le fleuve en bac
pour entrer chez eux, à moins qu'ils ne veuillent affronter l'interminable
lenteur des embranchements de la rive droite. Le progrès, comme la
vertu, a ses côtés incommodes.
Les ouvrages spéciaux écrits pour les voyageurs citent le panorama du
donjon de Sénac parmi les plus beaux du midi de la France. A l'est, le
Rhône et sa vallée, encore étroite, forment le premier plan, magnifique
tapis de verdure, où se détache la broderie plus pâle du feuillage de
l'olivier qui commence à paraître. Au delà s'arrondit l'amphithéâtre
majestueux du Grésivaudan et des Alpes, appuyé à droite sur le
Ventoux désolé et neigeux. Parfois, dans les pures soirées d'automne,
un géant inconnu se dresse un instant parmi les voiles roses de l'Orient
prêt à s'endormir dans l'ombre. C'est le Pelvoux dont la haute cime,
écrasant tous les pics voisins, reçoit la dernière caresse du soleil, de

même que, le lendemain, il sera touché avant tous de sa flèche d'or.
A l'ouest, la vue moins réjouie n'a pour se reposer que le paysage
austère et tourmenté des Cévennes. Les aspects les plus divers se
trouvent mélangés comme au hasard. D'étroits vallons, parés d'une
riche
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 73
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.