m'assis dans ma chambre obscure, gardant à portée de ma
main un sac plein de vêtements de rechange. Je laissai ma porte entrebâillée, me doutant
bien que l'oiseau ne tarderait pas à s'envoler. Au bout d'une demi-heure, une vieille
femme passa; elle portait un sac. Un coup d'oeil rapide me suffit pour reconnaître Fuller
sous ce déguisement; je pris mon baluchon et le suivis.
Il quitta l'hôtel par une porte de côté; et, tournant au coin de l'établissement, il prit une rue
déserte qu'il remonta pendant quelques instants, sans se préoccuper de l'obscurité et de la
pluie. Il entra dans une cour et monta dans une voiture à deux chevaux qu'il avait
commandée à l'avance; sans permission, je grimpe derrière, sur le coffre à bagages, et
nous partîmes à grande allure. Après avoir parcouru une dizaine de milles, la voiture
s'arrêta à une petite gare. Fuller en descendit et s'assit sur un chariot remisé sous la
véranda, à une distance calculée de la lumière; j'entrai pour surveiller le guichet des
billets. Fuller n'en prenant pas, je l'imitai. Le train arriva: Fuller se fit ouvrir un
compartiment; je montai dans le même wagon à l'autre extrémité, et suivant
tranquillement le couloir, je m'installai derrière lui. Lorsqu'il paya sa place au conducteur,
il fallut bien indiquer sa gare de destination; je me glissai alors un peu plus près de lui
pendant que l'employé lui rendait sa monnaie.
Quand vint mon tour de payer, je pris un billet pour la même station que Fuller, située à
environ cent milles vers l'Ouest. A partir de ce moment-là, et pendant une semaine, j'ai dû
mener une existence impossible. Il poussait toujours plus loin dans la région Ouest. Mais,
au bout de vingt-quatre heures, il avait cessé d'être une femme. Devenu un bon laboureur
comme moi, il portait de grands favoris roux. Son équipement était parfait, et il pouvait
jouer son personnage mieux que tout autre, puisqu'il avait été réellement un ouvrier à
gages. Son meilleur ami ne l'aurait pas reconnu. A la fin, il s'établit ici, dans un camp
perdu sur une petite montagne de Montana; il habite une maison primitive et va
prospecter tous les jours; du matin au soir, il évite toute relation avec ses semblables.
J'ai pris pension à une guinguette de mineurs. Vous ne pouvez vous figurer le peu de
confortable que j'y trouve. Rien n'y manque: les punaises, la saleté, la nourriture infecte.
Voilà quatre semaines que nous sommes ici, et pendant tout ce temps, je ne l'ai aperçu
qu'une fois; mais, chaque nuit, je suis à la trace ses allées et venues de la journée et me
mets en embuscade pour l'observer. Dès qu'il a eu loué une hutte ici, je me suis rendu à
cinquante mille d'ici pour télégraphier à l'hôtel de Denver de garder mes bagages jusqu'à
nouvel ordre. Ici je n'ai besoin que de quelques chemises de rechange que j'ai eu soin
d'apporter avec moi.
* * * * *
Silver Gulch, 12 juin.
Je crois que l'épisode de Denver n'a pas eu son écho jusqu'ici. Je connais presque tous les
habitants du Camp et ils n'y ont pas encore fait la moindre allusion, du moins, devant moi.
Sans aucun doute, Fuller se trouve très heureux; il a loué à deux milles d'ici, dans un coin
retiré de la montagne, une concession qui promet un bon rendement et dont il s'occupe
très sérieusement. Mais, malgré cela, il est métamorphosé d'aspect! Jamais plus il ne
sourit, il se concentre en lui-même et vit comme un ours, lui qui était si sociable et si gai,
il y a à peine deux mois! Je l'ai vu passer plusieurs fois ces derniers jours, abattu, triste, et
l'air déprimé. Il fait peine à voir. Il s'appelle maintenant David Wilson.
Je m'imagine qu'il restera ici, jusqu'à ce que nous le délogions de nouveau. Puisque vous
le voulez, je continuerai à le persécuter, mais je ne vois pas en quoi il peut être plus
malheureux qu'à présent. Je retournerai à Denver, m'accorder une saison de repos et
d'agrément; je m'offrirai une nourriture meilleure, un lit plus confortable et des vêtements
plus propres; puis je prendrai mes bagages et ferai déménager le malheureux Wilson.
* * * * *
Denver, 19 juin.
Tout le monde le regrette ici. On espère qu'il fait fortune à Mexico; les voeux qu'on forme
pour lui sont très sincères, et viennent du coeur. Je m'en rends parfaitement compte: je
m'attarde à plaisir ici, je l'avoue; mais si vous étiez à ma place vous auriez pitié de moi.
Je sens bien ce que vous allez penser de moi; vous avez cent fois raison au fond. Si j'étais
à votre place, et si je portais dans mon coeur une cicatrice aussi profonde!!!... C'est
décidé. Je prendrai demain le train de nuit.
* *
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