profond sentiment d'indignation lorsque je constate que
l'auteur de ce crime odieux est le seul qui n'en ait pas souffert. Son action infâme a tourné
entièrement à son avantage, et au bout du compte il est heureux. Lui, criminel, s'est vu
épargner toutes les souffrances; vous, l'innocente victime, vous les supportez avec une
résignation admirable. Mais rassurez-vous, il récoltera sa part d'amertumes, je m'en
charge.
* * * * *
Silver Gulch, 19 mai...
J'ai placardé l'affiche n° 1 le 3 avril à minuit; une heure plus tard, j'ai glissé sous la porte
de sa chambre l'affiche n° 2, lui signifiant de quitter Denver la nuit du 14 avant 11 h. 50.
Quelque vieux roublard de reporter m'a volé une affiche; en furetant dans toute la ville, il
a découvert ma seconde qu'il a également subtilisée. Ainsi, il a fait ce qu'on appelle en
terme professionnel «un bon scoop», c'est-à-dire qu'il a su se procurer un document
précieux, en s'arrangeant pour qu'aucun autre journal que le sien n'ait le même «tuyau».
Ce scoop a permis à son journal, le principal de l'endroit, d'imprimer la nouvelle en gros
caractères en tête de son article de fond du lendemain matin; venait ensuite un long
dithyrambe sur notre malheur accompagné de violents commentaires sur le coupable; en
même temps, le journal ouvrait une souscription de 1.000 dollars pour renforcer la prime
déjà promise. Les feuilles publiques de ce pays s'entendent merveilleusement à soutenir
une noble cause... surtout lorsqu'elles entrevoient une bonne affaire.
J'étais assis à table comme de coutume, à une place choisie pour me permettre d'observer
et de dévisager Jacob Fuller; je pouvais en même temps écouter ce qui se disait à sa table.
Les quatre-vingts ou cent personnes de la salle commentaient l'article du journal en
souhaitant la découverte de cette canaille qui infectait la ville de sa présence. Pour s'en
débarrasser, tous les moyens étaient bons; on avait le choix du procédé: une balle, une
canne plombée, etc.
Lorsque Fuller entra, il avait dans une main l'affiche (pliée), dans l'autre le journal. Cette
vue me stupéfia et me donna des battements de coeur. Il avait l'air sombre et semblait
plus vieux de dix ans, en même temps que très préoccupé; son teint était devenu terreux.
Et songez un peu, ma chère maman, à tous les propos qu'il dut entendre! Ses propres amis,
qui ne le soupçonnaient pas, lui appliquaient les épithètes et les qualificatifs les plus
infâmes, en se servant du vocabulaire très risqué des dictionnaires dont la vente est
permise ici. Et, qui plus est, il dut prendre part à la discussion et partager les
appréciations véhémentes de ses amis. Cette circonstance le mettait mal à l'aise, et il ne
parvint pas à me le dissimuler; je remarquai facilement qu'il avait perdu l'appétit et qu'il
grignotait pour se donner contenance. A la fin, un des convives déclara:
--Il est probable que le vengeur de ce forfait est parmi nous dans cette salle et qu'il
partage notre indignation générale contre cet inqualifiable scélérat. Je l'espère, du moins.
Ah! ma mère! Si vous aviez vu la manière dont Fuller grimaçait et regardait effaré autour
de lui. C'était vraiment pitoyable! N'y pouvant plus tenir, il se leva et sortit.
Pendant quelques jours, il donna à entendre qu'il avait acheté une mine à Mexico et
voulait liquider sa situation à Denver pour aller au plus tôt s'occuper de sa nouvelle
propriété et la gérer lui-même.
Il joua bien son rôle, annonça qu'il emporterait avec lui quarante mille dollars, un quart
en argent, le reste en billets; mais comme il avait grandement besoin d'argent pour régler
sa récente acquisition, il était décidé à vendre à bas prix pour réaliser en espèces. Il vendit
donc son bien pour trente mille dollars. Puis, devinez ce qu'il fit.
Il exigea le paiement en monnaie d'argent, prétextant que l'homme avec lequel il venait
de faire affaire à Mexico était un natif de New-England, un maniaque plein de lubies qui
préférait l'argent à l'or ou aux traites. Le motif parut étrange, étant donné qu'une traite sur
New-York pouvait se payer en argent sans la moindre difficulté. On jasa de cette
originalité pendant un jour ou deux, puis ce fut tout, les sujets de discussion ne durent
d'ailleurs jamais plus longtemps dans ce beau pays de Denver.
Je surveillais mon homme sans interruption; dès que le marché fut conclu et qu'il eut
l'argent en poche, ce qui arriva le 11, je m'attachai à ses pas, sans perdre de vue le
moindre de ses mouvements. Cette nuit-là, ou plutôt le 12 (car il était un peu plus de
minuit), je le filai jusqu'à sa chambre qui donnait sur le même corridor que la mienne,
puis, je rentrai chez moi; j'endossai mon déguisement sordide de laboureur, me maquillai
la figure en conséquence, et
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