Plus fort que Sherlock Holmès | Page 3

Mark Twain
secret à personne, n'est-ce pas?
L'enfant promit, mais sans comprendre. Pendant tout le cours de la journée, le cerveau de la jeune femme fut en ébullition; elle formait les projets les plus fantastiques, forgeait des plans, des intrigues, tous plus dangereux les uns que les autres et très effrayants par leurs conséquences. Cette perspective de vengeance donnait à son visage une expression de joie féroce et de je ne sais quoi de diabolique. La fièvre de l'inquiétude la gagnait, elle ne pouvait ni rester en place, ni lire, ni travailler. Le mouvement seul, était un dérivatif pour elle. Elle fondait sur le don particulier de son fils les plus vives espérances et se répétait sans cesse en faisant allusion au passé:
--Mon mari a fait mourir mon père de chagrin, et voilà des années que, nuit et jour, je cherche en vain le moyen de me venger, de le faire souffrir à son tour. Je l'ai trouvé maintenant. Je l'ai trouvé, ce moyen.
Lorsque vint la nuit, son agitation ne fit que cro?tre. Elle continua ses expériences; une bougie à la main elle se mit à parcourir sa maison de la cave au grenier, cachant des aiguilles, des épingles, des bobines de fil, des ciseaux sous les oreillers, sous les tapis, dans les fentes des murs, dans le coffre à charbon, puis elle envoya le petit Archy les chercher dans l'obscurité; il trouva tout, et semblait ravi des encouragements que lui prodiguait sa mère en le couvrant de caresses.
A partir de ce moment, la vie lui apparut sous un angle nouveau; l'avenir lui semblait assuré; elle n'avait plus qu'à attendre le jour de la vengeance et jouir de cette perspective. Tout ce qui avait perdu de l'intérêt à ses yeux se prit à rena?tre. Elle s'adonna de nouveau à la musique, aux langues, au dessin, à la peinture, et aux plaisirs de sa jeunesse si longtemps délaissés. De nouveau elle se sentait heureuse, et retrouvait un semblant de charme à l'existence. A mesure que son fils grandissait, elle surveillait ses progrès avec une joie indescriptible et un bonheur parfait.
Le coeur de cet enfant était plus ouvert à la douceur qu'à la dureté. C'était même à ses yeux son seul défaut. Mais elle sentait bien que son amour et son adoration pour elle auraient raison de cette prédisposition.
Pourvu qu'il sache ha?r! C'était le principal; restait à savoir s'il serait aussi tenace et aussi ancré dans son ressentiment que dans son affection. Ceci était moins s?r.
Les années passaient. Archy était devenu un jeune homme élégant, bien campé, très fort à tous les exercices du corps; poli, bien élevé, de manières agréables il portait un peu plus de seize ans. Un soir, sa mère lui déclara qu'elle voulait aborder avec lui un sujet important, ajoutant qu'il était assez grand et raisonnable pour mener à bien un projet difficile qu'elle avait con?u et m?ri pendant de longues années. Puis elle lui raconta sa lamentable histoire dans tous ses détails. Le jeune homme semblait terrorisé; mais, au bout d'un moment, il dit à sa mère:
--Je comprends maintenant; nous sommes des Sudistes; le caractère de son odieux crime ne comporte qu'une seule expiation possible. Je le chercherai, je le tuerai.
--Le tuer? Non. La mort est un repos, une délivrance; c'est un bienfait du ciel! il ne le mérite pas. Il ne faut pas toucher à un cheveu de sa tête!
Le jeune homme réfléchit un instant, puis reprit:
--Vous êtes tout pour moi, mère; votre volonté doit être la mienne; vos désirs sont impératifs pour moi. Dites-moi ce que je dois faire, je le ferai.
Les yeux de Mme Stillmann étincelaient de joie.
--Tu partiras à sa recherche, dit-elle. Depuis onze ans je connais le lieu de sa retraite; il m'a fallu cinq ans et plus pour le découvrir, sans compter l'argent que j'ai d? dépenser. Il est dans une situation aisée et exploite une mine au Colorado. Il habite Denver et s'appelle Jacob Fuller. Voilà. C'est la première fois que j'en parle depuis cette nuit inoubliable. Songe donc! ce nom aurait pu être le tien, si je ne t'avais épargné cette honte en t'en donnant un plus respectable. Tu l'arracheras à sa retraite, tu le traqueras, tu le poursuivras, et cela toujours sans relache, ni trêve; tu empoisonneras son existence en lui causant des terreurs folles, des cauchemars angoissants, si bien qu'il préférera la mort et aura le courage de se suicider. Tu feras de lui un nouveau Juif errant; il faut qu'il ne connaisse plus un instant de repos et que, même en songe, son esprit soit persécuté par le remords. Sois donc son ombre, suis-le pas à pas, martyrise-le en te souvenant qu'il a été le bourreau de ta mère et de mon père.
--Mère, j'obéirai.
--J'ai confiance, mon fils. Tout est prêt, j'ai tout prévu pour ta mission. Voici une lettre
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