Pierre et Jean | Page 9

Guy de Maupassant
ses deux cheminées. Voulez-vous
regarder, madame Rosémilly?
Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans
parvenir sans doute à le mettre en face de lui, car elle ne distinguait rien,
rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout rond, et
puis des choses bizarres, des espèces d'éclipsés, qui lui faisaient tourner
le coeur.
Elle dit en rendant la longue-vue:
--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-là. Ça mettait
même en colère mon mari qui restait des heures à la fenêtre à regarder
passer les navires.
Le père Roland, vexé, reprit:
--Ça doit tenir à un défaut de votre oeil, car ma lunette est excellente.
Puis il l'offrit à sa femme:
--Veux-tu voir?
--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas.
Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas,
semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette
fin de jour.
Ses cheveux châtains commençaient seulement à blanchir. Elle avait un
air calme et raisonnable, un air heureux et bon qui plaisait à voir. Selon
le mot de son fils Pierre, elle savait le prix de l'argent, ce qui ne
l'empêchait point de goûter le charme du rêve. Elle aimait les lectures,
les romans et les poésies, non pour leur valeur d'art, mais pour la
songerie mélancolique et tendre qu'ils éveillaient en elle. Un vers,
souvent banal, souvent mauvais, faisait vibrer la petite corde, comme
elle disait, lui donnait la sensation d'un désir mystérieux presque réalisé.
Et elle se complaisait à ces émotions légères qui troublaient un peu son

âme bien tenue comme un livre de comptes.
Elle prenait, depuis son arrivée au Havre, un embonpoint assez visible
qui alourdissait sa taille autrefois très souple et très mince.
Cette sortie en mer l'avait ravie. Son mari, sans être méchant, la
rudoyait comme rudoient sans colère et sans haine les despotes en
boutique pour qui commander équivaut à jurer. Devant tout étranger il
se tenait, mais dans sa famille il s'abandonnait et se donnait des airs
terribles, bien qu'il eût peur de tout le monde. Elle, par horreur du bruit,
des scènes, des explications inutiles, cédait toujours et ne demandait
jamais rien; aussi n'osait-elle plus, depuis bien longtemps, prier Roland
de la promener en mer. Elle avait donc saisi avec joie cette occasion, et
elle savourait ce plaisir rare et nouveau.
Depuis le départ elle s'abandonnait tout entière, tout son esprit et toute
sa chair, à ce doux glissement sur l'eau. Elle ne pensait point, elle ne
vagabondait ni dans les souvenirs ni dans les espérances, il lui semblait
que son coeur flottait comme son corps sur quelque chose de moelleux,
de fluide, de délicieux, qui la berçait et l'engourdissait.
Quand le père commanda le retour: «Allons, en place pour la nage!»
elle sourit en voyant ses fils, ses deux grands fils, ôter leurs jaquettes et
relever sur leurs bras nus les manches de leur chemise.
Pierre, le plus rapproché des deux femmes, prit l'aviron de tribord, Jean
l'aviron de bâbord, et ils attendirent que le patron criât: «Avant
partout!» car il tenait à ce que les manoeuvres fussent exécutées
régulièrement.
Ensemble, d'un même effort, ils laissèrent tomber les rames puis se
couchèrent en arrière en tirant de toutes leurs forces; et une lutte
commença pour montrer leur vigueur. Ils étaient venus à la voile tout
doucement, mais la brise était tombée et l'orgueil de mâles des deux
frères s'éveilla tout à coup à la perspective de se mesurer l'un contre
l'autre.
Quand ils allaient pêcher seuls avec le père, ils ramaient ainsi sans que

personne gouvernât, car Roland préparait les lignes tout en surveillant
la marche de l'embarcation, qu'il dirigeait d'un geste ou d'un mot: «Jean,
mollis.»--«A toi, Pierre, souque.» Ou bien il disait: «Allons le un,
allons le deux, un peu d'huile de bras.» Celui qui rêvassait tirait plus
fort, celui qui s'emballait devenait moins ardent, et le bateau se
redressait.
Aujourd'hui ils allaient montrer leurs biceps. Les bras de Pierre étaient
velus, un peu maigres, mais nerveux; ceux de Jean gras et blancs, un
peu rosés, avec une bosse de muscles qui roulait sous la peau.
Pierre eut d'abord l'avantage. Les dents serrées, le front plissé, les
jambes tendues, les mains crispées sur l'aviron, il le faisait plier dans
toute sa longueur à chacun de ses efforts; et la Perle s'en venait vers la
côte. Le père Roland, assis à l'avant afin de laisser tout le banc d'arrière
aux deux femmes, s'époumonait à commander: «Doucement, le
un--souque le deux.» Le un redoublait de rage et le deux ne pouvait
répondre à cette nage désordonnée.
Le patron, enfin, ordonna: «Stop!» Les deux rames se levèrent
ensemble, et Jean, sur l'ordre do son père, tira seul quelques instants.
Mais à partir de ce
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