Pierre et Jean | Page 8

Guy de Maupassant
car la jeune femme ��tait riche, mais elle aurait aussi bien voulu que l'autre n'en e?t point de chagrin.
Mme Ros��milly ��tait blonde avec des yeux bleus, une couronne de cheveux follets envol��s �� la moindre brise et un petit air crane, hardi, batailleur, qui ne concordait point du tout avec la sage m��thode de son esprit.
D��j�� elle semblait pr��f��rer Jean, port��e vers lui par une similitude de nature. Cette pr��f��rence d'ailleurs ne se montrait que par une presque insensible diff��rence dans la voix et le regard, et en ceci encore qu'elle prenait quelquefois son avis.
Elle semblait deviner que l'opinion de Jean fortifierait la sienne propre, tandis que l'opinion de Pierre devait fatalement ��tre diff��rente. Quand elle parlait des id��es du docteur, de ses id��es politiques, artistiques, philosophiques, morales, elle disait par moments: ?Vos billeves��es.? Alors, il la regardait d'un regard froid de magistrat qui instruit le proc��s des femmes, de toutes les femmes, ces pauvres ��tres!
Jamais, avant le retour de ses fils, le p��re Roland ne l'avait invit��e �� ses parties de p��che o�� il n'emmenait jamais non plus sa femme, car il aimait s'embarquer avant le jour, avec le capitaine Beausire, un long-courrier retrait��, rencontr�� aux heures de mar��e sur le port et devenu intime ami, et le vieux matelot Papagris, surnomme Jean-Bart, charg�� del�� garde du bateau.
Or, un soir de la semaine pr��c��dente, comme Mme Ros��milly qui avait d?n�� chez lui disait: ??a doit ��tre tr��s amusant, la p��che?? l'ancien bijoutier, flatt�� dans sa passion, et saisi de l'envie de la communiquer, de faire des croyants �� la fa?on des pr��tres, s'��cria:
--Voulez-vous y venir?
--Mais oui.
--Mardi prochain?
--Oui, mardi prochain.
--��tes-vous femme �� partir �� cinq heures du matin?
Elle poussa un cri de stupeur:
--Ah! mais non, par exemple.
Il fut d��sappoint��, refroidi, et il douta tout �� coup de cette vocation.
Il demanda cependant:
--A quelle heure pourriez-vous partir?
--Mais ... �� neuf heures!
--Pas avant?
--Non, pas avant, c'est d��j�� tr��s t?t!
Le bonhomme h��sitait. Assur��ment on ne prendrait rien, car si le soleil chauffe, le poisson ne mord plus; mais les deux fr��res s'��taient empress��s d'arranger la partie, de tout organiser et de tout r��gler s��ance tenante.
Donc, le mardi suivant, la Perle avait ��t�� jeter l'ancre sous les rochers blancs du cap de la H��ve; et on avait p��ch�� jusqu'�� midi, puis sommeill��, puis rep��ch��, sans rien prendre, et le p��re Roland, comprenant un peu tard que Mme Ros��milly n'aimait et n'appr��ciait en v��rit�� que la promenade en mer, et voyant que ses lignes ne tressaillaient plus, avait jet��, dans un mouvement d'impatience irraisonn��e, un zut ��nergique qui s'adressait autant �� la veuve indiff��rente qu'aux b��tes insaisissables. Maintenant il regardait le poisson captur��, son poisson, avec une joie vibrante d'avare; puis il leva les yeux vers le ciel, remarqua que le soleil baissait:
--Eh bien! les enfants, dit-il, si nous revenions un peu?
Tous deux tir��rent leurs fils, les roul��rent, accroch��rent dans les bouchons de li��ge les hame?ons nettoy��s et attendirent.
Roland s'��tait lev�� pour interroger l'horizon �� la fa?on d'un capitaine:
--Plus de vent, dit-il, on va ramer, les gars!
Et soudain, le bras allong�� vers le nord, il ajouta:
--Tiens, tiens, le bateau de Southampton.
Sur la mer plate, tendue comme une ��toffe bleue, immense, luisante, aux reflets d'or et de feu, s'��levait l��-bas, dans la direction indiqu��e, un nuage noiratre sur le ciel rose. Et on apercevait, au-dessous, le navire qui semblait tout petit de si loin.
Vers le sud on voyait encore d'autres fum��es, nombreuses, venant toutes vers la jet��e du Havre dont on distinguait �� peine la ligne blanche et le phare, droit comme une corne sur le bout.
Roland demanda:
--N'est-ce pas aujourd'hui que doit entrer la Normandie?
Jean r��pondit:
--Oui, papa.
--Donne-moi ma longue vue, je crois que c'est elle, l��-bas.
Le p��re d��ploya le tube de cuivre, l'ajusta contre son oeil, chercha le point, et soudain, ravi d'avoir vu:
--Oui, oui, c'est elle, je reconnais ses deux chemin��es. Voulez-vous regarder, madame Ros��milly?
Elle prit l'objet qu'elle dirigea vers le transatlantique lointain, sans parvenir sans doute �� le mettre en face de lui, car elle ne distinguait rien, rien que du bleu, avec un cercle de couleur, un arc-en-ciel tout rond, et puis des choses bizarres, des esp��ces d'��clips��s, qui lui faisaient tourner le coeur.
Elle dit en rendant la longue-vue:
--D'ailleurs je n'ai jamais su me servir de cet instrument-l��. ?a mettait m��me en col��re mon mari qui restait des heures �� la fen��tre �� regarder passer les navires.
Le p��re Roland, vex��, reprit:
--?a doit tenir �� un d��faut de votre oeil, car ma lunette est excellente.
Puis il l'offrit �� sa femme:
--Veux-tu voir?
--Non, merci, je sais d'avance que je ne pourrais pas.
Mme Roland, une femme de quarante-huit ans et qui ne les portait pas, semblait jouir, plus que tout le monde, de cette promenade et de cette fin de jour.
Ses cheveux chatains commen?aient seulement �� blanchir. Elle avait un air calme et raisonnable, un air heureux et
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