Physiologie de lamour moderne | Page 9

Paul Bourget
du moins que
je me rappelais. Aucune ne correspondait à ce que je sentais si
vivement. Je me souvins alors que mon maître Adrien Sixte parle
quelque part avec admiration d'une phrase du dictionnaire de médecine
de Nysten, citée déjà par Dumas dans une de ses belles préfaces. Je
saute à bas de mon lit, et, à la lueur de la bougie, me voilà, dans ma
bibliothèque, cherchant ce gros livre que j'ai acheté, il y a cinq ans,
lorsque je croyais encore à cet autre mensonge: le travail, pour avoir du
génie,--comme si Prévost avait travaillé Manon, Diderot le Neveu,
Voltaire Candide, Benjamin Adolphe, tous chefs-d'oeuvre griffonnés
sans rature!--Et je découvre en effet dans ce dictionnaire les lignes
suivantes: «Amour. En physiologie, ensemble des phénomènes
cérébraux qui constituent l'instinct sexuel. Il devient le point de départ
d'actes intellectuels et d'actions nombreuses, variant suivant les
individus et les conditions,--et souvent il est la source d'aberrations que

l'hygiéniste, le médecin légiste et le législateur sont appelés à prévenir
ou à interpréter.... Chez la plupart des mammifères et même quelquefois
chez l'homme, l'instinct de destruction entre en jeu en même temps que
l'instinct sexuel....»
Le plaisir que me causa cette phrase fut si vif que je cessai de souffrir,
pour quelques minutes. Je me remis au lit, je soufflai ma bougie.
Nouvelle insomnie, nouvelles pensées, mais tout impersonnelles
celles-là, les pensées d'un docteur qui voit dans sa maladie un cas
curieux et qui l'étudié. Oui, cette phrase est vraie du mâle originel, je le
sens, et de moi aussi, qui en suis si loin. Etait-elle vraie du temps de la
chevalerie et de l'amour dantesque? Etait-elle vraie du temps de Pascal
et de son discours, de Racine et de ses tragédies? Evidemment non, et
pas même du temps de Beyle?... L'homme des arrière-fins de
civilisation rejoindrait il donc la brute primitive? J'ai si souvent entrevu
cette idée, quand je songeais à l'étrange Europe où nous sommes en
train de recommencer les grandes guerres des barbares, avec la science
en plus!... L'amour moderne et l'amour sauvage seraient-ils donc la
même chose, avec l'adultère, la prostitution et le sadisme--par-dessus le
marché?... L'amour moderne?... Je n'eus pas plus tôt prononcé
mentalement ces quatre syllabes--tout l'écrivain est là dedans--que
j'aperçus une couverture jaune, et en belles lettres:
PHYSIOLOGIE DE L'AMOUR MODERNE PAR CLAUDE
LARCHER
Ce titre me fascine, ma tête s'exalte. J'oublie le fenestrier Accard, le
diplomatique Mayence, le jeune sycophante qui diffamait sa maîtresse
devant le Rubens, l'assassin Fauchery. J'oublie Casal, Machault, La
Môle!... J'oublie Colette! Je m'enveloppe de ma fourrure pour ne pas
avoir froid. Je me mets à la table de ma chambre à coucher, et j'écris
dare-dare ce premier chapitre,--sur l'envers d'une demi-douzaine de
lettres de faire part de mariage ou de mort. Si les autres m'amusent
autant à griffonner, cela vaudra bien autant que d'aller chez Phillips
m'entonner du gin, ou chez une Léda quelconque me «friper la moelle»,
comme il est dit dans le Succube.--Nous verrons bien.
* * * * *

MÉDITATION II
LES EXCLUS
Je ne voudrais cependant pas ressembler au parasite prodigieux que
nourrit si longtemps mon vieux camarade André Mareuil, et qui
répondait au nom fatidique de M. Legrimaudet. Un jour qu'André,
revenu de voyage, lui demandait:
--«Hé bien! monsieur Legrimaudet, comment vous êtes-vous porté
durant mon absence?»
--«Mais, pas mal,» répondit l'autre; «sauf que j'ai eu une petite éruption,
comme tout le monde.»
Et nous apprîmes par le docteur Noirot, qui soignait le malheureux
gratis, que cette petite éruption avait été, tout simplement,--la gale!
Chaque fois que je rencontre, dans un article ou dans un livre,
quelqu'une de ces généralisations auxquelles les écrivains actuels se
complaisent si volontiers,--prenant leur petite lèpre sentimentale pour
une grande maladie humaine, et leur expérience de boulevard ou de
brasserie pour de la vivante et large observation,--je me souviens du
«comme tout le monde» de feu Legrimaudet. Ne serait-ce pas le cas,
encore à présent?
Cet Amour cruel et si mêlé de haine que j'ai éprouvé, que j'éprouve;
cette passion si voisine du meurtre dont la formule de Nysten détermine
l'origine sauvage, ne serait-ce pas, même aujourd'hui, une maladie rare,
ou bien, en racontant mon coeur, raconterai-je le coeur de beaucoup de
mes frères? Ah! cette question, tout écrivain peut toujours se la poser, à
la fin de chaque livre, et qui lui répondra? C'est le grand doute du
métier, cela, et qui devrait à jamais nous démontrer la vanité de la
gloire. Qu'un lecteur nous dise, devant une de nos pages: «Je n'ai jamais
senti comme cela....» quelles raisons lui donner pour lui prouver qu'il
est dans le faux de l'Ame humaine, et que nous sommes, nous, dans le
vrai de cette même Ame? Le mieux est de rester simplement sincère et
de nous attendre à déplaire à ceux qui ne
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