ce que peut être,
pour le cuisinier de race, le dîner à ne pas manquer, le mat à donner
pour le joueur d'échecs, un contre à tromper pour l'escrimeur, une
bataille à livrer pour un général. Toutes les passions sont soeurs. Elles
se ressemblent par l'intensité du paroxysme et sa spécialité. Accard
revoit en détail toute la portion de la feuille déjà composée. Il s'agit de
ne pas laisser passer quelques-unes de ces monstrueuses bourdes qui
déshonorent notre presse: un lord Churchill au lieu d'un lord Randolph
Churchill, un sir Dilke au lieu d'un sir Charles Dilke. Et puis il reste la
place vide à remplir, et c'est au filet que notre ami s'attaque. Ah! le filet,
les dix lignes où l'on rive son clou à tel ministre, où l'on donne sur les
doigts à tel confrère, où on larde d'une savante épigramme un député!...
Le filet! Voilà l'épreuve du journaliste! Avec quelle mélancolie Accard
rappelle ceux du Français, il y a encore un an!... «Le moule en est
perdu....» gémit-il. Vers minuit et demi, tout le monde est sur les dents,
excepté lui. Le directeur va se coucher. Le rédacteur en chef aussi.
Accard reste là, auprès du secrétaire, pour la morasse, l'épreuve
dernière du journal. Il la voit. Il la corrige. Il rentre au logis, en
chantonnant un air d'opéra que personne n'a jamais reconnu. Il
consacrera le lendemain matin à son grand ouvrage toujours inachevé:
«Du droit divin dans ses rapports avec le droit historique.» Il y établit
cette thèse d'où dépend, d'après lui,--et d'après moi,--l'avenir du pays:
l'identité entre la conception moderne et scientifique de l'évolution par
hérédité et la monarchie, entre la loi de sélection et l'aristocratie, entre
la réflexion et la coutume. Ce profond politicien, qui s'appelle
lui-même un Bonaldiste Tainien, est l'homme le plus heureux que je
sache. Quant aux femmes, son opinion est carrée sur elles: «Il n'y en a
pas une qui ait su corriger une épreuve. Pas même la mère Sand.... Ah!
sans Buloz!...»
--«M. Accard?» me dit le garçon de bureau. «Mais il est parti d'hier....
Sa mère est mourante....»
--«Ça n'arrive qu'à moi, ces choses-là....» murmurai-je dans un bel élan
d'égoïsme qui me divertit à constater. J'entrai malgré tout dans la salle
de rédaction, pour jeter un coup d'oeil sur les journaux du soir,
machinalement. J'y trouve deux jeunes gens, que je ne connais pas, en
train de boire de la bière; un troisième, que je connais un peu, qui
découpe des «échos»; un quatrième, que je ne connais plus depuis qu'il
m'a diffamé après m'avoir emprunté de l'argent pour l'accouchement de
sa maîtresse, qui joue au bilboquet. Je m'assieds sans trop savoir
pourquoi, je parcours deux ou trois feuilles, et je tombe sur ce fait
divers:
--«Un drame épouvantable vient de consterner la jolie petite commune
de Saint-Sauve (Puy-de-Dôme). Un jeune cultivateur du nom de Pierre
Trapenard était sur le point d'épouser une fille du village. Tout était
préparé pour la noce, quand Trapenard reçut une lettre anonyme lui
racontant que cette fille avait été la maîtresse d'un des grands
propriétaires du pays. En proie à un accès de jalousie inexplicable
autrement que par la fureur de la passion, Trapenard, ayant surpris sa
fiancée en train de causer avec celui qu'il croyait son rival, les a tués
tous les deux et s'est pendu ensuite. La jeune fille avait reçu plus de
trente coups de couteau, dont vingt au visage, qui était comme
déchiqueté et méconnaissable.»
* * * * *
J'étais de nouveau sur le boulevard, et je songeais: «A la campagne
aussi, dans la libre nature, la haine toujours, comme dans le monde où a
aimé le jeune homme de tout à l'heure, comme dans le demi-monde où
j'ai aimé. Oui la haine, si l'on aime, et le désespoir;--et, si l'on n'aime
pas, si l'on traite la femme en instrument d'ambition, comme Mayence,
ou d'hygiène, comme Accard, c'est la paix absolue, la joie profonde. Et
poussé par une bizarre association d'idées, me voici m'acheminant vers
Phillips, le bar de la rue Godot-de-Mauroy, dans l'espérance, comme
c'était minuit, d'y trouver quelque membre de la société d'intempérance
mutuelle où je suis apprenti. Il y aura bien là toujours deux ou trois
amis avec qui aller chercher quelque maison de débauche,--celle que
nous appelons la maison-mère, ou une autre,
De l'amour sans scandale et de plaisir sans coeur.
Et voilà qu'à la porte même du bar je me heurte à Machault l'escrimeur
et à La Môle, qui montent en voiture.
--«Venez-vous avec nous souper chez le petit Figon?» me dit ce dernier,
qui se tenait à peine sur ses jambes; «il y aura là Saveuse, Jardes et
Bohun avec quelques bébés. C'est moi qui invite....»
Et j'accepte, et qui trouvé-je parmi les cinq filles racolées au hasard de
la soirée par
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