Pauvre petite! | Page 9

Paul Bourget
ne
crois pas avoir jamais rencontré un coeur de mère plus follement
aveugle que celui de la comtesse de F... sa mère.
Cependant dom Pedro, persévérant dans ses projets de voyage, partit à
la date fixée.
Je ne puis peindre le désespoir de Louise; naturellement celui de dom
Pedro n'était que simulé, il était facile de le voir; elle seule ne s'en
aperçut pas.
--Quelle idée a-t-il d'aller par mer, me dit-elle le lendemain de son
départ, c'est affreux un éloignement comme celui-là; je ne puis avoir de
ses nouvelles ni communiquer avec lui jusqu'à son arrivée, et pendant
ce temps je mourrais de douleur, sans pouvoir le supplier de revenir me
donner un dernier adieu! Ce serait impossible! Impossible,
comprends-tu bien ce mot?

Et elle sanglotait.
--Vraiment, Louise, tu n'es pas raisonnable, lui dis-je un jour; cet
homme (je ne pouvais l'appeler autrement, à son grand désespoir) cet
homme a réellement besoin de retourner chez lui, songe donc que ce
n'est pas à la guerre qu'il va, c'est au contraire dans un but très pacifique.
Il va pour augmenter son bien-être; il reviendra satisfait, heureux même,
de son voyage.
Et je pensais intérieurement: Si l'Océan pouvait l'engloutir!
Mais Louise reprenait:
--Tu ne comprends pas le désespoir, toi! Si tu sentais ce que je ressens,
tu te demanderais comment je vis encore! Je me fais cette question à
moi-même, et c'est souvent que je me demande pourquoi, en effet, je ne
suis pas morte.
--Comment, Louise! Tu vis parce que telle est la volonté divine!
--Oh! Jeanne! la volonté divine n'est pas de nous créer pour nous rendre
malheureuses. Je suis un être maudit, moi; oui, vois-tu, quand on sait
qu'on est coupable, et qu'on n'a pas le courage de changer, on souffre à
en mourir et on souhaite la mort, car elle est préférable à cette
souffrance.
Et comme je répliquais:
--Non. Il est préférable de revenir à la voie droite.
--Je ne puis pas, répondait-elle, je me sens lâche, mais pas assez,
pourtant, pour ne pas en finir avec la vie. Il me serait doux de penser,
qu'après lui avoir sacrifié repos, honneur, famille, tout ce qui vit en moi,
ce serait ma vie elle-même que je lui donnerais.
--Es-tu folle? Et penses-tu sérieusement à ce que tu dis? Le suicide est
toujours une lâcheté... tais-toi.
--Oh non! Le suicide n'est pas une lâcheté. Dieu pardonne à ceux qu'il

accable; je voudrais mourir, parce que j'espère en la mort et l'attends
comme une délivrance!
--Allons, tu es gaie!
--Tu peux rire, toi, que te manque-t-il? On te vénère, on te respecte...
mais moi, si je m'entends approuver, je me dis: Ils ne savent pas! Si l'on
m'admire, si l'on m'applaudit quand je chante, je me dis: Est-ce que cela
me l'attache davantage? Il n'est pas à moi tout à fait! Va, je ne suis pas
heureuse, plus rien ne m'est doux; le sommeil seul me console, parce
qu'il me permet d'oublier, et la mort, c'est un sommeil qui dure... On
m'oubliera vite, je ne gênerai plus rien!
Et puis, ajouta-t-elle plus bas, je ne verrai plus cette figure placide de
Jules, me reprochant jusqu'à mes pensées.
--Jules ne te reproche rien du tout, c'est le remords qui t'agite...
Renonce à dom Pedro, et le calme que tu ressentiras te rendra le
bonheur que tu repousses!
--Tu vois bien, Jeanne, qu'il me faut mourir, c'est le seul moyen de
suivre ton conseil. Renoncer à dom Pedro?... Ce serait renoncer à l'air
que je respire, fermer les yeux à la lumière, comprimer mon coeur à en
arrêter les battements... alors, que ce soit pour toujours!...
--Louise, tu t'égares!
--Non, ma Jeanne bien-aimée, non; seulement dom Pedro est parti, plus
rien ne vit en moi, je me sens seule dans un vide effroyable; dom Pedro
est parti, ma vie le suit et m'abandonne; tout ce qu'il y a en moi qui
puisse vibrer encore est à lui, à lui à jamais!
--Je t'en supplie, Louise, calme-toi, chasse ou au moins combats ces
noires idées, qui ébranlent ton cerveau, à quoi bon te rendre malade?
--Je voudrais tant mourir! murmura-t-elle.
Jamais je n'oublierai le son de sa voix prononçant ces dernières paroles;

je me sentis frissonner, et n'eus plus le courage de discuter avec elle.
VII
Louise redoutait Mathilde. À son point de vue, hélas coupable, elle
avait raison, car Mathilde était créole et ses grands yeux noirs, qui
avaient des reflets de soleil, rappelaient agréablement à dom Pedro le
ciel pur de son pays étincelant.
Avant le départ du Portugais, Matt et lui se parlaient donc forcément
comme des amis, et cette intimité ne choquait que ma pauvre Louise;
mais ce que je n'admettais pas, c'était la malice avec laquelle Matt
parlait de dom Pedro devant «pauvre petite», soulignant les attentions
qu'il avait pour
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