Paula Monti, Tome II | Page 5

Eugène Süe
s'adressant à Iris:
--La princesse est donc bien malheureuse?
--Bien malheureuse!...--répondit sourdement Iris.
--Son mari est donc sans pitié pour elle?
--Sans pitié...
M. de Brévannes continua de lire:
«Oui, oui, la mort.... Je ne mérite pas de vivre... j'ai été infidèle à la
mémoire de Raphaël... je ne mérite aucune commisération; si mon mari
est un monstre de cruauté, que suis-je donc moi, qui ne puis détacher
ma pensée de l'homme qui a causé tous mes maux en tuant mon
fiancé!...
«Oh! j'ai honte de moi-même.... Il faut que j'écrive ces horribles
choses... que je les voie, là... matériellement... sous mes yeux... pour
que je les croie possibles....
«Arriver, mon Dieu! à ce dernier degré d'abaissement!
«Est-ce ma faute, aussi? La douleur déprave tant.... Oui... elle déprave,
elle rend criminelle... car quelquefois, brisée par le désespoir, je
m'écrie:--Puisqu'il était dans la destinée de M. de Brévannes d'être

meurtrier... pourquoi le sort, au lieu de livrer Raphaël à ses coups, ne
lui a-t-il pas livré mon bourreau?»
Ces pages s'arrêtaient là.
Iris avait voulu sans doute laisser M. de Brévannes réfléchir mûrement
sur ce voeu homicide.
Il s'écria vivement en fermant le livre:
--Iris, vous n'avez rien lu de ce qui est écrit là?...
La jeune fille parut n'avoir pas entendu ces paroles; elle regardait
fixement M. de Brévannes.
--Iris--reprit-il--vous n'avez rien lu de ces pages?...
--Rien... rien--dit-elle en sortant de sa rêverie--que m'importe ce livre?
--Elle ne songe qu'à moi--pensa-t-il--son indiscrétion n'est pas à
craindre.
Il referma le livre, le rendit à la jeune fille et lui dit:
--Vous avez, sans le savoir, rendu le plus grand service à votre
maîtresse.
--Vous l'aimez?--lui demanda brusquement Iris, en attachant sur lui un
regard perçant.
--Moi!--dit M. de Brévannes de l'air du monde le plus
détaché--singulière preuve d'amour que de cruellement menacer la
femme qu'on aime. Non, non, je n'ai pas d'amour pour elle... l'austère
amitié peut seule recourir à des moyens si extrêmes....
--Il faut bien vous croire--dit tristement Iris en reprenant le livre.
--Adieu, Iris, à demain--dit M. de Brévannes;--vous rappellerez bien à
madame de Hansfeld l'entrevue qu'elle m'a promise.

Elle n'y manquera pas.... Mais j'y songe... au nom du ciel, que rien ne
puisse lui faire soupçonner que vous avez lu dans ce livre; je serais
perdue.
--Rassurez-vous, ma chère Iris, j'aurai l'air d'être aussi étranger qu'elle à
ses pensées les plus secrètes.... Rien ne trahira la connaissance que j'en
ai. Promettez-moi seulement de m'apporter encore ce livre... il serait
pour moi de la dernière importance de le consulter ensuite de l'entrevue
que j'aurai demain avec votre maîtresse.... Me le promettez-vous?
--Encore mal faire... encore abuser de sa confiance.... Ah! maintenant je
n'ai plus le droit de me plaindre de son injustice.
--Iris, je vous en supplie....
--Vous me le demandez, n'est-ce pas pour moi plus qu'un ordre.
Dans sa reconnaissance, M. de Brévannes prit la main d'Iris, et,
l'attirant près de lui, voulut la baiser au front; la jeune fille le repoussa
violemment et fièrement, à la grande surprise de M. de Brévannes, qui
croyait combler les voeux de la jeune fille en se montrant si bon
seigneur.
En arrivant sur le quai, Iris jeta à la rivière la bague qu'elle avait reçue
pour prix de sa trahison.
Après avoir attentivement lu le Livre noir, M. de Brévannes tomba
dans une méditation profonde. Il n'en doutait pas, il était aimé, mais
madame de Hansfeld combattait de toutes ses forces ce penchant
involontaire.
Son mari la rendait si horriblement malheureuse, qu'elle allait
quelquefois jusqu'à désirer sa mort.
Quoique le voeu lui parût toucher à l'exagération, M. de Brévannes
regardait toutes ces circonstances comme favorables pour lui, et il
attendait avec anxiété le moment du rendez-vous que madame de
Hansfeld lui avait donné pour le lendemain au Jardin-des-Plantes.

* * * * *

CHAPITRE III.
ARNOLD ET BERTHE.
Madame de Brévannes avait plusieurs fois rencontré chez Pierre
Raimond M. de Hansfeld sous le nom d'Arnold Schneider; il avait
sauvé la vie du vieux graveur, rien de plus naturel que ses visites à ce
dernier.
Berthe ayant résolu de recommencer d'enseigner le piano pour subvenir
aux besoins de son père, venait chez lui trois fois par semaine et y
restait jusqu'à trois heures pour donner, en sa présence, ses leçons de
musique.
On n'a pas oublié que Berthe avait fait sur M. de Hansfeld une
impression profonde la première fois qu'il l'avait aperçue à la
Comédie-Française. Lorsqu'il la rencontra ensuite chez Pierre Raimond,
qu'il venait d'arracher à une mort presque certaine, vivement frappé de
la circonstance qui le rapprochait ainsi de Berthe, Arnold y vit une sorte
de fatalité qui augmenta encore son amour.
Le charme des manières de M. de Hansfeld, la grâce de son esprit, ses
prévenances respectueuses, presque filiales, pour Pierre Raimond,
changèrent bientôt en une affection sincère la
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