Pathologie Verbale, ou lésions de certains mots dans le cours de lusage | Page 5

Émile Littré
du reste, se conçoit sans beaucoup de
peine, le prisonnier de guerre étant sujet à toutes les misères. A mesure
que le temps s'est écoulé, le français y a laissé tomber en désuétude
l'acception du captif, et il n'y est plus resté que celle du misérable. Mais
une singularité est survenue; au seizième siècle, la langue savante a
francisé captivus, et en a fait captif. Les procédés de la langue
populaire et de la langue savante sont tellement différents, que chétif et
captif, qui sont pourtant le même mot, marchent côte à côte sans se
reconnaître. Il faut convenir que, chétif ayant irrévocablement perdu
son sens de prisonnier, captif est un assez heureux néologisme du
seizième siècle.
Choisir.--Le mot germanique qui a produit notre choisir signifie voir,
apercevoir, discerner. Aussi est-ce l'unique acception que choisir a dans
l'ancien français. Choisir au sens d'élire ne commence à paraître qu'au
quatorzième siècle. A mesure que choisir s'établissait au sens d'élire,
élire lui-même éprouvait une diminution d'emploi. Le français moderne

n'a gardé aucune trace de la vraie et antique acception de choisir. Il n'a
pas été nécessaire de donner une forte entorse au mot pour lui attacher
le sens d'élire; et discerner, qu'il renferme, conduit sans grande peine à
faire un choix. Ici se présente une singularité; tandis que, anciennement,
choisir n'a que le sens de voir, choix n'a en aucun temps celui de vue,
de regard: il veut toujours dire élection. Dès l'origine, le traitement du
verbe a été différent du traitement du substantif. Discernement, si
voisin du sens d'élection, a prévalu dans celui- ci tandis que le sens plus
général de voir prévalait, selon l'étymologie, dans celui-là. Dès lors on
conçoit que le quatorzième siècle ne fit pas un grand néologisme de
signification quand il rendit choisir synonyme d'élire. Mais choisir au
sens de voir en est mort; c'est un cas assez fréquent dans le cours de
notre langue qu'une nouvelle acception met hors d'usage l'ancienne.
Compliment.--Compliment est le substantif de l'ancien verbe complir, et
signifie accomplissement. Il a ce sens dans le seizième siècle. Le
dix-septième siècle n'en tient aucun compte, et, laissant dans l'oubli
cette acception régulière, il en imagine une autre, celle de paroles de
civilité adressées à propos d'un événement heureux ou malheureux. Il
aurait bien dû nous laisser entrevoir quels intermédiaires l'avaient
conduit si loin dans ce néologisme de signification. Ce qui semble le
plus plausible, en l'absence de tout document, c'est que, dans les paroles
ainsi adressées, il a vu un accomplissement de devoir ou de bienséance;
et le nom que portait cet acte (compliment ou accomplissement), il l'a
transféré aux paroles mêmes qui s'y prononçaient. Notez en
confirmation que le premier sens de compliment, selon le dix-septième
siècle, est discours solennel adressé à une personne revêtue d'une
autorité. C'est donc bien un accomplissement.
Converser, conversation.--Converser, d'après son origine latine, veut
dire vivre avec, et n'a pas d'autre signification durant tout le cours de la
langue, jusqu'au seizième siècle inclusivement. Conversation, qui en
est le substantif, ne se comporte pas autrement, et nos aïeux ne
l'emploient qu'avec le sens d'action de vivre avec. Puis, tout à coup, le
dix-septième siècle, fort enclin aux néologismes de signification, se
donne licence dans conversation; et il ne s'en sert plus que pour
exprimer un échange de propos. Ce siècle, qu'on dit conservateur, ne le

fut pas ici; car, s'il lui a été licite de passer du sens primitif au sens
dérivé, il n'aurait pas dû abolir le premier au profit du second. C'est un
dommage gratuit imposé à la langue. Converser a été plus heureux; il a
les deux acceptions, et la tradition, d'ordinaire respectable, n'y a pas été
interrompue.
Coquet, coquette.--Un coquet dans l'ancienne langue est un jeune coq.
On ne peut qu'applaudir à l'imagination ingénieuse et riante qui a
transporté l'air et l'apparence de ce gentil animal dans l'espèce humaine
et y a trouvé une heureuse expression pour l'envie de plaire, pour le
désir d'attirer en plaisant. On ne sait pas au juste quand la nouvelle
acception a été attachée à coquet. Je n'en connais pas d'exemple avant
le quinzième siècle.
Côte.--Le sens étymologique est celui d'os servant à constituer la cage
de la poitrine. Longtemps, le mot n'en a pas eu d'autre; puis, au
seizième siècle, on voit apparaître celui de penchant de colline. En cette
acception l'ancienne langue disait un pendant. La côte d'une colline a
été ainsi nommée par la même suggestion qui forma côté (costé) et
coteau (costeau). On y vit une partie latérale, assimilée dès lors sans
difficulté aux os composant la partie latérale de la poitrine. C'est le
seizième siècle qui a eu le mérite d'imaginer un tel rapport. Nous usons,
sans scrupule, de sa hardiesse néologique qui susciterait plus d'une
clameur si elle se produisait aujourd'hui. Toutefois notons que nos
aïeux
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