Pathologie Verbale, ou lésions de certains mots dans le cours de lusage | Page 6

Émile Littré
latin en curtis, qui prit le sens général de demeure rurale. Devenu fran?ais, il s'écrivit, étymologiquement, avec un t, court, et figure sous cette forme dans maints noms de lieux, en Normandie, en Picardie et ailleurs. Comme, sous les Mérovingiens et les Carolingiens, les seigneurs et les rois habitaient ordinairement leurs maisons des champs, court prit facilement le sens de lieu où séjourne un prince souverain. On a là un exemple de l'anoblissement des mots. Celui-ci a quitté les champs pour entrer dans les villes et les palais. En la langue d'aujourd'hui, ces deux extrêmes se touchent encore: la basse-cour tient à l'usage primitif, et la cour des princes, à l'usage dérivé. Une fausse étymologie, qui naquit dans le quatorzième siècle et tira notre mot de curia, y supprima le t; mais outre que le t figure dans les dérivés, courtois, courtisan, curia devrait donner non pas cour, mais cuire ou coire. Nous avons laissé la bonne orthographe des douzième et treizième siècles (court), et gardé la mauvaise du quatorzième siècle; si bien qu'il est devenu difficile de comprendre comment, organiquement, on a fait pour former le dérivé courtisan; et l'usage est assez penaud quand on lui représente que courtisan jure avec cour ainsi travesti.
Démanteler.--Dans le seizième siècle, démanteler a le sens propre d'?ter le manteau, à c?té du sens figuré: abattre les remparts d'une ville. Aujourd'hui le sens propre a disparu, et l'usage n'a conservé que le sens figuré. Démanteler est un néologisme d? au seizième siècle, qu'il faut féliciter d'avoir introduit ce mot au propre et au figuré. C'est vraiment une métaphore ingénieuse d'avoir comparé les remparts qui défendent une ville au manteau qui défend l'homme des intempéries. Honneur à ceux qui savent faire du bon néologisme!
Devis, devise, deviser.--Ces mots ne sont pas autre chose que le verbe diviser, qui a pris une acception particulière. D'abord, nos a?eux avaient, euphoniquement, de la répugnance pour la même voyelle formant deux syllabes consécutives dans un mot; ils ont donc dit deviser; c'est ainsi que de finire ils avaient fait soit fenir, soit finer. Puis, usant à leur guise du sens du supin latin divisum qui leur avait donné deviser, à nous diviser, ils lui ont fait prendre l'acception de disposer, arranger, vu qu'une division se prête à un arrangement des parties. De là, devise a signifié manière, disposition, propos, discours; ce sens a disparu de la langue moderne, qui l'a transporté sur devis, propos, et aussi tracé, plan, projet. Quant à la devise d'aujourd'hui, elle est née du blason, qui donnait ce nom à la division d'une pièce honorable d'un écu. La devise du blason est devenue facilement synonyme d'emblème ou de petite phrase d'un emblème. Au sens de partager en parties, l'ancienne langue disait non diviser mais deviser, par la règle d'euphonie que j'ai rappelée ci-dessus. Diviser est refait sur le latin et n'appara?t qu'au seizième siècle; depuis lors, il n'est plus trace de deviser avec l'acception actuelle de division. Si la langue moderne avait gardé deviser pour mettre en parties, on aurait vu tout de suite que deviser, tenir des propos, était le même mot; aujourd'hui deviser et diviser sont deux, et ce n'est qu'une étymologie subtile, mais appuyée par les textes, qui en montre l'identité. En effa?ant la trace de cette identité ici et ailleurs, l'usage ?te à la langue la faculté de voir dans le mot plus qu'il ne contient, pris isolément en soi. Un des charmes des langues anciennes est que la plupart des mots se laissent pénétrer par le regard de la pensée à une grande profondeur.
Donzelle.--Donzelle est un mot tombé de haut, car l'origine en est élevée. C'est la forme fran?aise du bas latin dominicella, petite dame, diminutif du latin domina. C'était en effet un titre d'honneur dans l'ancienne langue, équivalant à damoiselle ou demoiselle, qui ne sont d'ailleurs que d'autres formes du même primitif. Demoiselle n'a pas varié dans son acception distinguée; mais donzelle est devenu un terme leste ou de dédain. Les mots ont leurs déchéances comme les familles. Par un esprit de gausserie peu louable, le fran?ais moderne s'est plu à affubler d'un sens péjoratif les termes archa?ques restés dans l'usage. Donzelle a été une de ses victimes.
Droit, droite.--L'acception de ce mot au sens de opposé à gauche ne para?t pas remonter au delà du seizième siècle; jusque-là, opposé à gauche s'était dit destre, du latin dexter. C'était le vrai mot, de vieille origine et consacré par l'antiquité première ou latine et par l'antiquité seconde ou de la langue d'o?l. Mais tout à coup destre tombe en désuétude; pour remplacer ce mot indispensable, l'usage va chercher l'adjectif droit, qui signifie direct, sans courbure, sans détours. Il a fallu certainement beaucoup d'imagination pour y trouver le c?té opposé au c?té gauche; néanmoins il valait bien mieux conserver destre que créer une
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