Paris nouveau et Paris futur | Page 6

Victor Fournel
l'abondance de la circulation rend les accidents presque journaliers. Mais ce ne serait là qu'une opération utile, modeste et sans gloire: on a préféré prolonger jusqu'au Panthéon la fastueuse inutilité du boulevard de Sébastopol. Comparez aussi l'abandon presque absolu dont se plaint la banlieue annexée, sauf sur deux ou trois points de la rive droite, avec tout ce qui se fait au centre de Paris. Ce que la banlieue a gagné jusqu'à présent à l'annexion, c'est l'honneur de payer l'octroi, de voir hausser les loyers et de participer aux charges de Paris sans participer à ce qu'elle prend, de loin, pour ses priviléges. La banlieue ne conna?t pas son bonheur.]
Repassez dans vingt ans, mon ami: la toilette sera terminée, si elle doit jamais l'être. Plus ne sera besoin alors d'échafaudages et de cl?tures en planches, parce qu'il n'y aura plus de vieilles rues ni de vieilles maisons à démolir; et quant à ces grands vilains batiments noirs, qui vous choquent à juste titre, on n'en gardera que tout juste ce qu'il faut pour produire un agréable contraste, une surprise piquante, après les avoir grattés, nettoyés, blanchis et redorés du haut en bas. Repassez dans vingt ans, et je vous promets à chaque pas des rues de trente mètres, des avenues bordées de palais, et des boulevards à bouche que veux-tu.
En attendant, il ne faut pas mépriser les résultats conquis. On fait ce qu'on peut. On nous a déjà donné une cinquantaine de boulevards nouveaux, sans compter les avenues, qu'il serait difficile de compter, et les rues, qui ne se comptent plus: les boulevards de Sébastopol et de Strasbourg, de l'Alma, du Palais, de Port-Royal, de Saint-Germain, du prince Eugène, de Magenta, de Malesherbes, de l'étoile et de Monceaux, le boulevard Beaujon et la rue de Rivoli prolongée, les boulevards des Trois-Couronnes et de la Santé, les deux boulevards Pereire, les boulevards Saint-Marcel, Arago, Saint-André, Haussmann, Richard-Lenoir, et tant d'autres qui n'attendent que le loisir des ma?ons occupés ailleurs. Nous en avions quatre-vingt-douze, il y a un an, nous devons en avoir, en y joignant les compléments prochains, plus de cent-vingt aujourd'hui. En vérité, la plume se fatiguerait à ces énumérations homériques, et l'historiographe du nouveau Paris apostropherait volontiers M. le préfet de la Seine, sur le ton de Boileau s'adressant à Louis XIV:
Grand roi, cesse de vaincre ou je cesse d'écrire.
Je ne puis déployer un plan de Paris et y jeter les yeux, sans découvrir de tous c?tés des multitudes de larges avenues, nées d'hier ou à na?tre demain, et que je ne soup?onnais pas, sans m'étonner chaque fois davantage de la quantité de boulevards que peut contenir une capitale. Mais rassurez-vous, lecteur, je sais me borner malgré la contagion de l'exemple, et je me lasse plus vite d'enregistrer les voies nouvelles que M. le préfet de nous en faire.
Impossible d'ailleurs de suivre cette incessante mobilité de Paris. Ce qui est vrai au moment où nous l'écrivons ne l'est plus peut-être au moment où cela s'imprime. On a beau faire et vouloir fixer tous ces changements au vol, ils échappent sans cesse. Le courant vous dépasse, vous déborde, et flue entre les mains qui cherchent à le saisir.
Ces boulevards sillonnent toute la ville du sud au nord, de l'est à l'ouest, et l'embrassent en entier dans un vaste réseau stratégique artistement con?u. Il faut bien le dire: ce qu'on a appelé les embellissements de Paris n'est au fond qu'un système général d'armement offensif et défensif contre l'émeute, une mise en garde contre les révolutions futures, qui se poursuit depuis douze ans avec une infatigable persévérance, sans que le Parisien candide ait l'air de s'en douter. Tout est con?u dans les voies nouvelles à ce point de vue, fort légitime au fond: leur largeur, leur direction, leur position respective, leur point de départ et d'arrivée, tout, jusqu'à la nature du pavage adopté. Nous l'allons montrer aisément.
Qu'on étudie sur une carte le système général des rues neuves de Paris, on s'apercevra bien vite qu'il a été ordonné a priori dans le but de dégager les monuments qui peuvent devenir au besoin des centres et des forteresses pour l'insurrection, de couper les quartiers populeux et populaires, de ménager partout des issues inattaquables à la force armée, de mettre largement en communication, par des lignes de circuits ininterrompues, qui s'appuient et se complètent l'une l'autre, toutes les parties de la grande capitale; de relier enfin, sans laisser la moindre lacune dans l'intervalle, tous les édifices importants à de vastes rues, ces rues aux quais et aux ponts, les quais aux boulevards intérieurs, les boulevards intérieurs aux boulevards extérieurs et aux portes de Paris. Dix ans encore, et il sera impossible de choisir un point quelconque dans un quartier de la ville qui ne soit pressé, englouti, anéanti entre une quadruple rangée de boulevards convergeant
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