Paris nouveau et Paris futur | Page 4

Victor Fournel
étincelait tout à coup un bijou architectural qui, de sa vive lumière, éclairait joyeusement ces ténèbres. On pouvait, ce me semble, respecter les bijoux en changeant leurs écrins, et balayer la boue sans enlever les perles.
D'un autre c?té, en faisant le procès du nouveau Paris, je suis le premier à lui accorder les circonstances atténuantes. Il a été ingrat et oublieux, comme un parvenu, pour l'antique cité qui l'a porté laborieusement dans ses flancs; mais il faut lui tenir compte de ce qu'il a fait de bon et de beau. Il a donné de l'air et de la lumière à ses habitants; il a ouvert ses portes au soleil, gratté la lèpre qui rongeait depuis des siècles ses plus hideux quartiers, secoué la vermine dont son épiderme était dévoré. Paris nouveau a tracé ?à et là quelques promenades, a ouvert des squares, a dégagé des monuments: en élargissant ses rues, en déblayant ses quais, en jetant bas ses masures et ses cloaques, il a pourvu à son hygiène matérielle et à son hygiène politique; il a travaillé du même coup contre la peste et contre les révolutions. C'est bien, mais ce n'est pas tout; l'hygiène est une excellente chose, l'art aussi: il serait bon de les combiner ensemble, au lieu de les opposer. Je ne nie point en certains cas tout le charme de la ligne droite; je voudrais seulement qu'elle entrat au besoin en compromis avec la ligne courbe, qu'on ne s'obstinat pas à croire la perspective plus inviolable que l'histoire, et que messieurs des ponts et chaussées daignassent avoir quelques égards pour les chefs-d'oeuvre gothiques du pauvre bon vieux temps. C'est ici tout simplement une question de mesure, de civilité et de bon go?t.
Il n'y a plus que trois endroits dans Paris où l'on puisse retrouver une ombre de la physionomie disparue: la montagne Sainte-Geneviève, la Cité et le Marais. Je passais l'autre jour par la rue Vieille-du-Temple, et mon coeur d'antiquaire était réjoui. Après avoir dépassé la rue des Blancs-Manteaux, dont le nom me transporta un moment à quatre siècles en arrière, je m'arrêtai un quart d'heure dans la crotte, coudoyé par les beurrières et les gar?ons bouchers, pour contempler d'un oeil attendri la jolie tourelle brodée d'arabesques qui fait l'angle de la rue des Francs-Bourgeois. Ce n'est pas assurément un rare chef-d'oeuvre, mais il reste si peu de tourelles aujourd'hui à Paris! La première fois que je passerai par là, il est probable qu'elle n'y sera plus.
Prenons Paris tel qu'on nous l'a fait, ou défait: les lamentations des vieux partis n'y changeront rien. Le mieux est de s'accommoder du présent, en tachant de se préparer à l'avenir, et sans prodiguer au passé de stériles regrets. C'est cette nouvelle ville que je me propose de parcourir avec soin pour en dire, à mon go?t et sans parti pris, le bien et le mal, les embellissements et les enlaidissements. Je puis promettre d'être juste, mais ce ne sera pas ma faute si la justice me force plus souvent à condamner qu'à absoudre.

II
LES RUES.--PLAN STRATéGIQUE DU NOUVEAU PARIS
Après ce coup d'oeil général du haut des tours de Notre-Dame, descendons dans la rue, et vérifions en détail cette première vue d'ensemble.
Cet examen ne va pas sans difficulté, et quelquefois sans péril. La mue de Paris, commencée depuis douze ans, est une opération laborieuse et compliquée. Le monstre s'épuise en efforts, il crie, il geint, il se débat, il remplit l'air du fracas de ce rude travail, et couvre au loin le sol des débris de sa vieille peau.
Celui qui veut admirer le Paris nouveau doit donc se résigner à acheter son admiration au prix qu'elle mérite. Il est condamné au spectacle indéfiniment prolongé de la coulisse et à tout ce tripotage des machinistes que la toile de fond cache à l'Opéra. Il trébuche aux amas de décombres entassés dans tous les coins; il se heurte aux ouvriers effondrant une masure ou un palais à coups de pioche, faisant pleuvoir les pierres, ou attelés à une corde et tirant à grands cris un pan de mur, qui s'écroule dans un tourbillon de poussière, avec un mugissement d'avalanche. Il rencontre des myriades de maisons décapitées, éventrées, coupées en deux, s'affaissant dans la cave, trahissant par les fenêtres brisées ou les murailles abattues tous les secrets de leur aménagement intérieur, zébrées de ces raies noires et sinistres que laissent derrière eux les conduits des cheminées, et qui semblent le signe de ralliement des démolisseurs,--espèces de cadavres branlants, mi-debout, mi-couchés, résignés à l'abattoir, et dont l'aspect attriste l'ame et les yeux. Il faut à chaque pas manoeuvrer, se courber, faire un détour, fr?ler les maisons ou prendre le milieu de la chaussée, écouter un gare! éviter à ses pieds un tas de moellons ou de mortier; à ses c?tés, une charrette, un cheval, un
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