Paris nouveau et Paris futur | Page 3

Victor Fournel
que j'ai voulu recommencer la description après lui.
Aujourd'hui, lorsque M. Prudhomme, propriétaire, électeur, expert juré et capitaine de la garde nationale, monte au sommet de la colonne Vend?me, escorté de sa famille, et qu'il promène ses regards majestueux sur Paris, il voit sous ses pieds s'aligner à l'équerre, s'allonger au cordeau, une ville auguste et majestueuse comme lui. Les étroites et bizarres ruelles de la vieille cité sont devenues de larges artères, croisées à angles droits, le long desquelles une population correcte circule au pas d'ordonnance, sous le regard paternel et satisfait des sergents de ville. Il entrevoit dans le lointain des colonnades grecques et romaines, des gares solennelles, des halles classiques, de modernes églises gothiques, qui rappellent le moyen age comme l'auteur d'Alonzo rappelait Chateaubriand; la Bourse, qui ressemble à la Madeleine, et la Madeleine, qui ressemble à la Bourse; des auberges qui singent des palais, des palais qu'on prendrait pour des auberges, des cafés suisses, mauresques, renaissance, turcs et chinois, et, couronnant le tout, des casernes monumentales, qui sont comme les phares de cette mer d'édifices, et les signes particuliers de la haute civilisation à laquelle nous sommes parvenus. Partout s'épanouit dans sa fleur ce beau style municipal et administratif, destiné à faire l'admiration des chefs de bureau. Partout flamboie sobrement et réglementairement une architecture égalitaire de stuc et de platre, où rien ne dépasse le niveau, où pas une pierre ne fait angle et ne sort du cadre: un de ces idéals d'architecture tel qu'en peut rêver un préfet de police dans ses songes les plus désordonnés.
La forêt touffue du vieux Paris a été émondée, taillée, rognée, peignée et lissée, comme le jardin de Boileau par son gouverneur Antoine, comme le parc de Versailles par le N?tre et la Quintinie. L'édilité moderne, pour parler la langue officielle, a fauché à tour de bras la sombre forêt, pleine de ronces et de broussailles; puis elle l'a proprement taillée en losanges, en pyramides, en quinconces et en plates-bandes. La France, pays turbulent et fougueux, est possédée par la rage de l'élégance et de la correction classique. Elle n'a jamais assez de gouvernement, cette nation qui passe pour révolutionnaire, et qui l'est par soubresauts et par brusques réveils: il lui en faut dans ses arts comme dans ses moeurs, dans ses maisons comme dans ses lois. La toilette de Paris est devenue une question de cadastre administrée par des arpenteurs, et centralisée entre les mains d'une bureaucratie inflexible, une sorte d'appendice matériel aux articles du code Napoléon. La grande ville s'est disciplinée à la fa?on d'un régiment sous la main de son colonel; ses maisons font la haie, rangées de front par ordre de taille, échelonnées par uniformes, soigneusement astiquées du haut en bas, comme des soldats à la parade. Les bourgeois pour qui c'est une suprême jouissance de contempler au Champ de Mars des fantassins alignés à perte de vue, tous les mêmes, restant debout trois heures en plein soleil sans broncher d'un millimètre, sans que l'oeil du caporal le plus rigide puisse distinguer l'ombre d'une différence dans les plis des guêtres, la direction du fusil ou l'expression des physionomies, ceux-là doivent trouver aussi ce spectacle admirable, car il présente à peu près la même opulence de lignes et la même variété d'aspects. Nous n'avons plus qu'une rue à Paris: c'est la rue de Rivoli. Non contente d'avoir poussé sa trouée jusqu'au bout de la ville, elle repara?t partout, en se déguisant sous une multitude de noms. Encore un peu de temps, et nous n'aurons plus de rues: il n'y aura plus que des boulevards.
Paris, au moyen age, c'était un drame de Shakespeare: Paris, aujourd'hui, c'est une tragédie de M. Viennet, corrigée par S. E. le maréchal Magnan; ou, si on l'aime mieux, c'est un po?me épique revu par un professeur de grammaire. Sans mépriser les tragédies de M. Viennet, je préfère les drames de Shakespeare: j'espère que M. Viennet ne s'en offensera pas. On a opposé souvent avec complaisance Paris, la ville de marbre, à Lutèce, la ville de boue; mais il y avait bien des perles dans cette boue, tandis que ce marbre n'est parfois que du bois peint et du carton-pierre. Du reste, qu'on veuille bien le croire, je sais mesurer mes regrets, et me voici tout prêt à avouer qu'il en est probablement de ce Paris du moyen age,--tant pleuré par les artistes, tant chanté sur la lyre et le mirliton par les faiseurs de po?mes et de romances,--comme de Cologne, de Constantinople et de beaucoup d'autres villes, qui sont belles surtout à distance, vues de loin ou de haut, et à la condition qu'on n'y entre point. Mais à chaque pas, au fond de ses ruelles sombres et sales, autour de ses places étroites et encaissées, à l'angle d'un carrefour ou d'un cul-de-sac immonde,
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