Paris nouveau et Paris futur | Page 5

Victor Fournel
cadavres branlants, mi-debout,
mi-couchés, résignés à l'abattoir, et dont l'aspect attriste l'âme et les
yeux. Il faut à chaque pas manoeuvrer, se courber, faire un détour,
frôler les maisons ou prendre le milieu de la chaussée, écouter un gare!
éviter à ses pieds un tas de moellons ou de mortier; à ses côtés, une
charrette, un cheval, un maçon tout blanc de plâtre; sur sa tête, les
pluies de tuiles ou de badigeon; et ainsi toujours esquivant, enjambant
et regimbant, savourer jusqu'à la dernière note cet abominable concert
formé du grincement de la truelle Berthelet sur la muraille, de l'aigre
cri de la scie sur la pierre, de la petite chanson agaçante du cric et du
cabestan, et des jurements enroués des Limousins.
Les rues de Paris sont en déménagement perpétuel comme ses habitants.
Là où il y en avait hier cinq ou six, il n'y en a plus une seule aujourd'hui;
là où il n'y en avait pas hier, en voici maintenant cinq ou six. Des
maisons s'élèvent sur l'emplacement des anciennes voies; des voies
nouvelles font leur trouée à travers des pâtés de maisons jetées bas. De
toutes parts les avenues s'avancent au pas de charge, bouleversant,
culbutant, nivelant tout sur leur passage; les boulevards font leurs
razzias gigantesques, engloutissant les rues par centaines, comme ces

monstrueux cétacés qui dépeuplent la mer pour s'arrondir, et ne peuvent
ouvrir la bouche sans s'incorporer des myriades de petits poissons. On
travaille sur le Paris existant sans plus s'en inquiéter que s'il n'existait
pas. Une ville de douze cent mille âmes, laborieusement créée par
l'effort persistant de quinze siècles, la première et déjà la plus belle du
monde, est comme non avenue, et le Paris nouveau en prend à son aise
avec elle, absolument comme s'il avait à se déployer de toutes pièces
dans un espace vide. Au lieu de s'accommoder au Paris de Philippe
Auguste, de Louis XIV et de Louis-Philippe, de s'associer à lui en se
contentant de l'embellir et de le modifier au besoin, il préfère le
renverser sans façon, comme ces mottes de terre qu'on écarte ou qu'on
broie du pied sur son passage.
Vous avez vu ces fantômes que les physiciens créent et chassent à leur
gré avec la rapidité de l'éclair; ainsi les rues apparaissent ou
s'évanouissent, pauvres ombres chinoises obéissant au moindre clin
d'oeil de l'enchanteur M. Haussmann. Et l'instabilité de celles qui
vivent n'est pas moindre que l'instabilité de celles qui meurent. Même
quand on respecte leur existence, même quand elles ne sont pas rognées
ou coupées en deux, même quand on ne les reprend pas pour les
prolonger, en modifier la direction ou les élargir, les voies de Paris
restent soumises à une mobilité perpétuelle et sont toujours en travail.
On les empierre, on en change le niveau, on les hausse ou on les baisse,
on déplante ou on replante les arbres, on y installe des pavillons et des
vespasiennes, ou bien on les démolit; on expérimente les systèmes les
plus divers sur la chaussée et sur le trottoir, on répare l'asphalte, on
étend de nouvelles couches de bitume empesté et brûlant; on les éventre
pour creuser un égout, on les referme; on les rouvre pour placer une
conduite d'eau, on les recoud; on les fend de nouveau pour réparer les
tuyaux de gaz, et pendant des semaines entières la rue est sillonnée de
tranchées béantes, d'où s'exhalent des miasmes suffocants.
Tel est le premier trouble apporté à la jouissance des admirateurs du
nouveau Paris. Il y en a un autre: c'est que la transformation n'est pas
encore sans mélange, et que, malgré toute l'ardeur et la bonne volonté
de nos magistrats, il reste toujours çà et là quelques débris de la vieille
ville qui font tache et attristent le regard. La peau neuve de Paris a des

bigarrures qui en détruisent l'unité et l'harmonie. À côté d'une artère de
vingt mètres de large, voici une petite ruelle qui n'a pas dix pieds[3]; et
derrière ce beau monument rectiligne, tout neuf et tout reluisant, on
découvre dans le lointain un grand vilain bâtiment noir, sans
colonnades, sans chapiteaux, et dont les pierres pourraient rendre de si
grands services à la construction d'une caserne! Puis, partout des
maisons en ruines, des démolitions commencées, des constructions
inachevées, des barrières en bois, des clôtures de planches sales et
disjointes, des échafaudages à perte de vue, tout l'appareil de la
maçonnerie et de la charpenterie, choses désagréables à l'oeil de
l'amateur classique qui aime la propreté! Il s'avoue tout bas, en
soupirant, qu'il est pénible d'assister à ces détails de toilette, dont il ne
faudrait voir que le résultat, et qu'on est obligé de rendre pendant
longtemps Paris bien laid avant d'arriver à le faire si beau.
[Note 3: Il est difficile, pour le dire au moins en
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