de beaucoup
d'autres villes, qui sont belles surtout à distance, vues de loin ou de haut,
et à la condition qu'on n'y entre point. Mais à chaque pas, au fond de
ses ruelles sombres et sales, autour de ses places étroites et encaissées,
à l'angle d'un carrefour ou d'un cul-de-sac immonde, étincelait tout à
coup un bijou architectural qui, de sa vive lumière, éclairait
joyeusement ces ténèbres. On pouvait, ce me semble, respecter les
bijoux en changeant leurs écrins, et balayer la boue sans enlever les
perles.
D'un autre côté, en faisant le procès du nouveau Paris, je suis le premier
à lui accorder les circonstances atténuantes. Il a été ingrat et oublieux,
comme un parvenu, pour l'antique cité qui l'a porté laborieusement dans
ses flancs; mais il faut lui tenir compte de ce qu'il a fait de bon et de
beau. Il a donné de l'air et de la lumière à ses habitants; il a ouvert ses
portes au soleil, gratté la lèpre qui rongeait depuis des siècles ses plus
hideux quartiers, secoué la vermine dont son épiderme était dévoré.
Paris nouveau a tracé çà et là quelques promenades, a ouvert des
squares, a dégagé des monuments: en élargissant ses rues, en déblayant
ses quais, en jetant bas ses masures et ses cloaques, il a pourvu à son
hygiène matérielle et à son hygiène politique; il a travaillé du même
coup contre la peste et contre les révolutions. C'est bien, mais ce n'est
pas tout; l'hygiène est une excellente chose, l'art aussi: il serait bon de
les combiner ensemble, au lieu de les opposer. Je ne nie point en
certains cas tout le charme de la ligne droite; je voudrais seulement
qu'elle entrât au besoin en compromis avec la ligne courbe, qu'on ne
s'obstinât pas à croire la perspective plus inviolable que l'histoire, et
que messieurs des ponts et chaussées daignassent avoir quelques égards
pour les chefs-d'oeuvre gothiques du pauvre bon vieux temps. C'est ici
tout simplement une question de mesure, de civilité et de bon goût.
Il n'y a plus que trois endroits dans Paris où l'on puisse retrouver une
ombre de la physionomie disparue: la montagne Sainte-Geneviève, la
Cité et le Marais. Je passais l'autre jour par la rue Vieille-du-Temple, et
mon coeur d'antiquaire était réjoui. Après avoir dépassé la rue des
Blancs-Manteaux, dont le nom me transporta un moment à quatre
siècles en arrière, je m'arrêtai un quart d'heure dans la crotte, coudoyé
par les beurrières et les garçons bouchers, pour contempler d'un oeil
attendri la jolie tourelle brodée d'arabesques qui fait l'angle de la rue
des Francs-Bourgeois. Ce n'est pas assurément un rare chef-d'oeuvre,
mais il reste si peu de tourelles aujourd'hui à Paris! La première fois
que je passerai par là, il est probable qu'elle n'y sera plus.
Prenons Paris tel qu'on nous l'a fait, ou défait: les lamentations des
vieux partis n'y changeront rien. Le mieux est de s'accommoder du
présent, en tâchant de se préparer à l'avenir, et sans prodiguer au passé
de stériles regrets. C'est cette nouvelle ville que je me propose de
parcourir avec soin pour en dire, à mon goût et sans parti pris, le bien et
le mal, les embellissements et les enlaidissements. Je puis promettre
d'être juste, mais ce ne sera pas ma faute si la justice me force plus
souvent à condamner qu'à absoudre.
II
LES RUES.--PLAN STRATÉGIQUE DU NOUVEAU PARIS
Après ce coup d'oeil général du haut des tours de Notre-Dame,
descendons dans la rue, et vérifions en détail cette première vue
d'ensemble.
Cet examen ne va pas sans difficulté, et quelquefois sans péril. La mue
de Paris, commencée depuis douze ans, est une opération laborieuse et
compliquée. Le monstre s'épuise en efforts, il crie, il geint, il se débat,
il remplit l'air du fracas de ce rude travail, et couvre au loin le sol des
débris de sa vieille peau.
Celui qui veut admirer le Paris nouveau doit donc se résigner à acheter
son admiration au prix qu'elle mérite. Il est condamné au spectacle
indéfiniment prolongé de la coulisse et à tout ce tripotage des
machinistes que la toile de fond cache à l'Opéra. Il trébuche aux amas
de décombres entassés dans tous les coins; il se heurte aux ouvriers
effondrant une masure ou un palais à coups de pioche, faisant pleuvoir
les pierres, ou attelés à une corde et tirant à grands cris un pan de mur,
qui s'écroule dans un tourbillon de poussière, avec un mugissement
d'avalanche. Il rencontre des myriades de maisons décapitées, éventrées,
coupées en deux, s'affaissant dans la cave, trahissant par les fenêtres
brisées ou les murailles abattues tous les secrets de leur aménagement
intérieur, zébrées de ces raies noires et sinistres que laissent derrière
eux les conduits des cheminées, et qui semblent le signe de ralliement
des démolisseurs,--espèces de
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