Périclès | Page 6

William Shakespeare
douleur jusque dans les airs, nos yeux pleurent jusqu'à ce que nos poumons fassent entendre un son plus bruyant encore, afin que, si les cieux dorment pendant que leurs créatures sont dans la peine, ils puissent être appelés à leur secours. Je parlerai donc de nos anciennes infortunes; et quand les paroles me manqueront, aide-moi de tes larmes.
DIONYSA.--Je ferai de mon mieux, ? mon père!
CLéON.--Tharse, que je gouverne, cette cité sur laquelle l'abondance versait tous ses dons; cette cité, dont les richesses se répandaient par les rues, dont les tours allaient embrasser les nuages; cette cité, l'étonnement continuel des étrangers, dont les habitants étaient si parés de bijoux, qu'ils pouvaient se servir de miroir les uns aux autres; car leurs tables étaient servies moins pour satisfaire la faim que le coup d'oeil, toute pauvreté était méprisée, et l'orgueil si grand que le nom d'aum?ne était devenu odieux...
DIONYSA.--Cela est trop vrai.
CLéON.--Mais voyez ce que peuvent les dieux! Ces palais délicats, que naguère la terre, la mer et l'air ne pouvaient contenter malgré l'abondance de leurs dons, sont maintenant privés de tout; ces palais, qui, il y a deux printemps, avaient besoin d'inventions pour charmer leur go?t, seraient aujourd'hui heureux d'obtenir le morceau de pain qu'ils mendient. Ces mères, qui, pour amuser leurs enfants, ne croyaient pas qu'il y e?t rien d'assez rare, sont prêtes maintenant à dévorer ces petits êtres chéris qu'elles aimaient. Les dents de la faim sont si cruelles, que l'homme et la femme tirent au sort pour savoir qui des deux mourra le premier pour prolonger la vie de l'autre. Ici pleure un époux, et là sa compagne; on voit tomber des foules entières, sans avoir la force de leur creuser un tombeau. N'est-ce pas la vérité?
DIONYSA.--Notre paleur et nos yeux enfoncés l'attestent.
CLéON.--Que les villes qui se désaltèrent à la coupe de l'abondance, et à qui elle prodigue les prospérités, écoutent nos plaintes au milieu de leurs banquets! le malheur de Tharse peut être un jour leur partage.
(Un seigneur entre.)
LE SEIGNEUR.--Où est le gouverneur?
CLéON.--Ici. Déclare-nous les chagrins qui t'amènent ici avec tant de hate; car l'espérance est trop loin pour que ce soit elle que nous attendions.
LE SEIGNEUR.--Nous avons signalé sur la plage voisine une flotte qui fait voile ici.
CLéON.--Je m'en doutais: un malheur ne vient jamais sans amener un héritier prêt à lui succéder. Quelque nation voisine, prenant avantage de notre misère, a armé ces vaisseaux pour nous vaincre, abattus comme déjà nous le sommes, et faire de nous sa conquête sans se soucier du peu de gloire qu'elle en recueillera.
LE SEIGNEUR.--Ce n'est pas ce qu'il faut craindre; car leurs pavillons blancs déployés annoncent la paix, et nous promettent plut?t des sauveurs que des ennemis.
CLéON.--Tu parles comme quelqu'un qui ignore que l'apparence la plus flatteuse est aussi la plus trompeuse. Mais advienne que pourra; qu'avons-nous à craindre? la tombe est basse et nous en sommes à moitié chemin. Va dire au commandant de cette flotte que nous l'attendons ici pour savoir ce qu'il veut faire, d'où il vient, et ce qu'il veut.
LE SEIGNEUR.--J'y cours, seigneur.
(Il sort.)
CLéON.--Que la paix soit la bienvenue, si c'est la paix qu'il nous apporte; si c'est la guerre, nous sommes hors d'état de résister.
(Entre Périclès avec sa suite.)
PéRICLèS.--Seigneur gouverneur, car c'est votre titre, nous a-t-on dit; que nos vaisseaux et nos guerriers ne soient pas comme un signal allumé qui épouvante vos yeux. Le bruit de vos malheurs est venu jusqu'à Tyr, et nous avons appris la désolation de votre ville: nous ne venons point ajouter à vos larmes, mais les tarir; et nos vaisseaux, que vous pourriez croire remplis comme le cheval de Troie, de combattants prêts à tout détruire, ne sont pleins que de blé pour vous procurer du pain, et rendre la vie à vos corps épuisés par la famine.
TOUS.--Que les dieux de la Grèce vous protègent, nous prierons pour vous.
PéRICLèS.--Relevez-vous, je vous prie; nous ne demandons point vos respects, mais votre amour, et un port pour nous, nos navires et notre suite.
CLéON.--Si ce que vous demandez vous était jamais refusé, si jamais quelqu'un de nous était seulement ingrat en pensée, quand ce seraient nos femmes, nos enfants, ou nous-mêmes, que la malédiction du ciel et des hommes les punisse de leur lacheté! mais jamais pareille chose n'aura lieu; jusque-là du moins, vous êtes le bienvenu dans notre ville et dans nos maisons.
PéRICLèS.--Nous acceptons ce bon accueil; passons ici quelque temps dans les fêtes jusqu'à ce que nos étoiles daignent nous sourire de nouveau.
FIN DU PREMIER ACTE.

ACTE DEUXIèME
Entre GOWER.
GOWER.--Vous venez de voir un puissant roi entra?ner sa fille à l'inceste, et un autre prince meilleur et plus vertueux se rendre respectable par ses actions et ses paroles. Tranquillisez-vous donc, jusqu'à ce qu'il ait échappé à la nécessité. Je vous montrerai comment ceux qui, supportant l'infortune, perdent un grain de sable
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 28
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.