pauvres, qui cherchaient leur vie sur la chaussée, s'envolaient en gerbe avec son cri familier: Des choux, des navets, des carottes! Une vieille ménagère, qui s'était approchée, lui disait, en tatant des céleris:
--Qu'est-ce qui vous est donc arrivé, père Crainquebille? Il y a bien trois semaines qu'on ne vous a pas vu. Vous avez été malade? Vous êtes un peu pale.
--Je vas vous dire, m'ame Mailloche, j'ai fait le rentier.
Rien n'est changé dans sa vie, à cela près qu'il va chez le troquet plus souvent que d'habitude, parce qu'il a l'idée que c'est fête, et qu'il a fait connaissance avec des personnes charitables. Il rentre, un peu gai, dans sa soupente. étendu dans le plumard, il ramène sur lui les sacs que lui a prêtés le marchand de marrons du coin et qui lui servent de couverture, et il songe: ?La prison, il n'y a pas à se plaindre; on y a tout ce qui vous faut. Mais on est tout de même mieux chez soi.?
Son contentement fut de courte durée. Il s'aper?ut vite que les clientes lui firent grise mine.
--Des beaux céleris, m'ame Cointreau!
--Il ne me faut rien.
--Comment qu'il ne vous faut rien? Vous vivez pourtant pas de l'air du temps.
Et m'ame Cointreau, sans lui faire de réponse, rentrait fièrement dans la grande boulangerie dont elle était la patronne. Les boutiquières et les concierges, naguère assidues autour de sa voiture verdoyante et fleurie, maintenant se détournaient de lui. Parvenu à la cordonnerie de l'Ange gardien, qui est le point où commencèrent ses aventures judiciaires, il appela:
--M'ame Bayard, m'ame Bayard, vous me devez quinze sous de l'autre fois.
Mais m'ame Bayard, qui siégeait à son comptoir, ne daigna pas tourner la tête.
Toute la rue Montmartre savait que le père Crainquebille sortait de prison, et toute la rue Montmartre ne le connaissait plus. Le bruit de sa condamnation était parvenu jusqu'au faubourg et à l'angle tumultueux de la rue Richer. Là, vers midi, il aper?ut Mme Laure, sa bonne et fidèle cliente, penchée sur la voiture du petit Martin. Elle tatait un gros chou. Ses cheveux brillaient au soleil comme d'abondants fils d'or largement tordus. Et le petit Martin, un pas grand'chose, un sale coco, lui jurait, la main sur son coeur, qu'il n'y avait pas plus belle marchandise que la sienne. A ce spectacle, le coeur de Crainquebille se déchira. Il poussa sa voiture sur celle du petit Martin et dit à Mme Laure d'une voix plaintive et brisée:
--C'est pas bien de me faire des infidélités.
Mme Laure, comme elle le reconnaissait elle-même, n'était pas une duchesse. Ce n'est pas dans le monde qu'elle s'était fait une idée du panier à salade et du Dép?t. Mais on peut être honnête dans tous les états, pas vrai? Chacun a son amour-propre, et l'on n'aime pas avoir affaire à un individu qui sort de prison. Aussi ne répondit-elle à Crainquebille qu'en simulant un haut de coeur.
Et le vieux marchand ambulant, ressentant l'affront, hurla:
--Dessalée, va!
Mme Laure en laissa tomber son chou vert, et s'écria:
--Eh! va donc, vieux cheval de retour! ?a sort de prison, et ?a insulte les personnes!
Crainquebille, s'il avait été de sang-froid, n'aurait jamais reproché à Mme Laure sa condition. Il savait trop qu'on ne fait pas ce qu'on veut dans la vie, qu'on ne choisit pas son métier, et qu'il y a du bon monde partout. Il avait coutume d'ignorer sagement ce que faisaient chez elles les clientes, et il ne méprisait personne. Mais il était hors de lui. Il donna par trois fois à Mme Laure les noms de dessalée, de charogne et de roulure. Un cercle de curieux se forma autour de Mme Laure et de Crainquebille, qui échangèrent encore plusieurs injures aussi solennelles que les premières, et qui eussent égrené tout du long leur chapelet, si un agent soudainement apparu ne les avait, par son silence et son immobilité, rendus tout à coup aussi muets et immobiles que lui. Ils se séparèrent. Mais cette scène acheva de perdre Crainquebille dans l'esprit du faubourg Montmartre et de la rue Richer.
* * * * *
Et le vieil homme allait marmonnant:
--Pour s?r que c'est une morue. Et même y a pas plus morue que cette femme-là.
Mais dans le fond de son coeur, ce n'est pas de cela qu'il faisait un reproche. Il ne la méprisait pas d'être ce qu'elle était. Il l'en estimait plut?t, la sachant économe et rangée. Autrefois ils causaient tous deux volontiers ensemble. Elle lui parlait de ses parents qui habitaient la campagne. Et ils formaient tous deux le même voeu de cultiver un petit jardin et d'élever des poules. C'était une bonne cliente. De la voir acheter des choux au petit Martin, un sale coco, un pas grand'chose, il en avait re?u un coup dans l'estomac; et quand il l'avait vue faisant mine de le mépriser, la moutarde
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