premières, et qui eussent égrené tout du long leur
chapelet, si un agent soudainement apparu ne les avait, par son silence
et son immobilité, rendus tout à coup aussi muets et immobiles que lui.
Ils se séparèrent. Mais cette scène acheva de perdre Crainquebille dans
l'esprit du faubourg Montmartre et de la rue Richer.
* * * * *
Et le vieil homme allait marmonnant:
--Pour sûr que c'est une morue. Et même y a pas plus morue que cette
femme-là.
Mais dans le fond de son coeur, ce n'est pas de cela qu'il faisait un
reproche. Il ne la méprisait pas d'être ce qu'elle était. Il l'en estimait
plutôt, la sachant économe et rangée. Autrefois ils causaient tous deux
volontiers ensemble. Elle lui parlait de ses parents qui habitaient la
campagne. Et ils formaient tous deux le même voeu de cultiver un petit
jardin et d'élever des poules. C'était une bonne cliente. De la voir
acheter des choux au petit Martin, un sale coco, un pas grand'chose, il
en avait reçu un coup dans l'estomac; et quand il l'avait vue faisant
mine de le mépriser, la moutarde lui avait monté au nez, et dame!
Le pis, c'est qu'elle n'était pas la seule qui le traitât comme un galeux.
Personne ne voulait plus le connaître. De même que Mme Laure, Mme
Cointreau la boulangère, Mme Bayard de l'Ange gardien le méprisaient
et le repoussaient. Toute la société, quoi!
Alors! parce qu'on avait été mis pour quinze jours à l'ombre, on n'était
plus bon seulement à vendre des poireaux! Est-ce que c'était juste?
Est-ce qu'il y avait du bon sens à faire mourir de faim un brave homme
parce qu'il avait eu des difficultés avec les flics? S'il ne pouvait plus
vendre ses légumes, il n'avait plus qu'à crever.
Comme le vin maltraité, il tournait à l'aigre. Après avoir eu «des mots»
avec Mme Laure, il en avait maintenant avec tout le monde. Pour un
rien, il disait leur fait aux chalandes, et sans mettre de gants, je vous
prie de le croire. Si elles tâtaient un peu longtemps la marchandise, il
les appelait proprement râleuses et purées; pareillement, chez le troquet,
il engueulait les camarades. Son ami, le marchand de marrons, qui ne le
reconnaissait plus, déclarait que ce sacré père Crainquebille était un
vrai porc-épic. On ne peut le nier: il devenait incongru, mauvais
coucheur, mal embouché, fort en gueule. C'est que, trouvant la société
imparfaite, il avait moins de facilité qu'un professeur de l'École des
sciences morales et politiques à exprimer ses idées sur les vices du
système et sur les réformes nécessaires, et que ses pensées ne se
déroulaient pas dans sa tête avec ordre et mesure.
Le malheur le rendait injuste. Il se revanchait sur ceux qui ne lui
voulaient pas de mal et quelquefois sur de plus faibles que lui. C'est
ainsi qu'il donna une gifle à Alphonse, le petit du marchand de vin, qui
lui avait demandé si on était bien à l'ombre. Il le gifla et lui dit:
--Sale gosse! c'est ton père qui devrait être à l'ombre au lieu de
s'enrichir à vendre du poison.
Acte et parole qui ne lui faisaient pas honneur; car, ainsi que le
marchand de marrons le lui remontra justement, on ne doit pas battre
un enfant, ni lui reprocher son père, qu'il n'a pas choisi.
Il s'était mis à boire. Moins il gagnait d'argent, plus il buvait
d'eau-de-vie. Autrefois économe et sobre, il s'émerveillait lui-même de
ce changement.
--J'ai jamais été fricoteur, disait-il. Faut croire qu'on devient moins
raisonnable en vieillissant.
Parfois il jugeait sévèrement son inconduite et sa paresse:
--Mon vieux Crainquebille, t'es plus bon que pour lever le coude.
Parfois il se trompait lui-même et se persuadait qu'il buvait par besoin:
--Faut comme ça, de temps en temps, que je boive un verre pour me
donner des forces et pour me rafraîchir. Sûr que j'ai quelque chose de
brûlé dans l'intérieur. Et il y a encore que la boisson comme
rafraîchissement.
Souvent il manquait la criée matinale et ne se fournissait plus que de
marchandise avariée qu'on lui livrait à crédit. Un jour, se sentant les
jambes molles et le coeur las, il laissa sa voiture dans la remise et passa
toute la sainte journée à tourner autour de l'étal de Mme Rose, la
tripière, et devant tous les troquets des Halles. Le soir, assis sur un
panier, il songea, et il eut conscience de sa déchéance. Il se rappela sa
force première et ses antiques travaux, ses longues fatigues et ses gains
heureux, ses jours innombrables, égaux et pleins; les cent pas, la nuit,
sur le carreau des Halles, en attendant la criée; les légumes enlevés par
brassées et rangés avec art dans la voiture, le petit noir de la mère
Théodore avalé tout chaud
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