Oliver Twist | Page 4

Charles Dickens
enfant était venu à bout d'exister avec la plus mince portion de la
plus chétive nourriture, il arrivait, huit ou neuf fois sur dix, qu'il avait la
méchanceté de tomber malade de froid et de faim, ou de se laisser choir
dans le feu par négligence, ou d'étouffer par accident; alors le
malheureux petit être partait pour l'autre monde, où il allait retrouver
des parents qu'il n'avait pas connus dans celui-ci. Il y avait parfois une
enquête plus intéressante que de coutume, au sujet d'un enfant qu'on
aurait étouffé en retournant un lit, ou qui serait tombé dans l'eau

bouillante un jour de blanchissage, bien que ce dernier accident fût très
rare, car à la ferme il n'était presque jamais question de blanchissage.
Alors le jury se mettait en tête de faire quelques questions
embarrassantes, ou bien les habitants de la paroisse avaient l'audace de
signer une réclamation; mais ces impertinences étaient vite réprimées
par le rapport du chirurgien et le témoignage du bedeau: le premier
déclarait qu'il avait ouvert le corps, et qu'il n'y avait rien trouvé, ce qui
était en effet très probable, et le second jurait toujours dans le sens des
autorités de la paroisse; ce qui était d'un beau dévouement. De plus, la
commission administrative faisait des excursions périodiques à la ferme,
en ayant soin d'y envoyer toujours le bedeau la veille pour annoncer la
visite; les enfants étaient propres et soignés quand ces messieurs
venaient: pouvait-on faire davantage? On peut croire que ce système
d'éducation n'était pas fait pour donner aux enfants beaucoup de force
ni d'embonpoint. Le jour où il eut neuf ans, Olivier Twist était un
enfant pâle et chétif, de petite taille et singulièrement fluet.
Mais il devait à la nature ou à ses parents un esprit vif et droit, qui
n'avait pas eu de peine à se développer sans être gêné par la matière,
grâce au régime de privations de l'établissement, et c'est peut-être à cela
qu'il était même redevable d'avoir pu atteindre le neuvième anniversaire
de sa naissance; quoi qu'il en soit, ce jour-là il avait neuf ans, et il était
dans la cave au charbon avec deux de ses petits compagnons, qui, après
avoir partagé avec lui une volée de coups, avaient été enfermés pour
avoir eu l'audace de se plaindre de ce qu'ils avaient faim. Tout à coup
Mme Mann, l'excellente directrice de la maison, fut surprise par
l'apparition imprévue du bedeau M. Bumble, qui tâchait d'ouvrir la
porte du jardin.
«Bonté divine! est-ce vous, monsieur Bumble? dit Mme Mann, mettant
la tête à la fenêtre, en simulant une grande joie. Suzanne, faites monter
Olivier et les deux petits garnements, et débarbouillez-les bien vite.
Mon Dieu, que je suis heureuse de vous voir, monsieur Bumble!»
M. Bumble était gros et irritable; aussi, au lieu de répondre poliment à
cet accueil affectueux, se mit-il à secouer de toute sa force le petit
loquet, et à donner dans la porte un coup de pied, mais un vrai coup de
pied de bedeau.
«Là! est-il possible? dit Mme Mann courant ouvrir la porte; pendant ce
temps on avait rendu la liberté aux enfants. Comment ai-je pu oublier

que la porte était fermée en dedans, à cause de ces chers enfants?
Veuillez entrer, monsieur, veuillez entrer, je vous prie, monsieur
Bumble.»
Quoique cette invitation fût faite avec une courtoisie qui aurait adouci
le coeur d'un marguillier, elle ne toucha nullement le bedeau.
«Est-ce que vous trouvez respectueux et convenable, madame Mann,
demanda M. Bumble en serrant fortement sa canne, de faire attendre les
fonctionnaires de la paroisse à la porte de votre jardin, quand ils
viennent remplir leurs fonctions paroissiales et visiter les enfants de la
paroisse? Est-ce que vous oubliez, madame Mann, que vous êtes pour
ainsi dire déléguée de la paroisse et stipendiée par elle?
- Oh non! monsieur Bumble, répondit Mme Mann bien humblement;
mais j'étais allée dire à un ou deux de ces chers enfants qui vous aiment
tant, que c'était vous qui veniez, monsieur Bumble.»
M. Bumble avait une haute idée de son talent oratoire et de son
importance; il avait fait parade de l'un et sauvegardé l'autre: il se calma.
«C'est bon, c'est bon, madame Mann, répondit-il d'un ton plus calme;
c'est possible, c'est possible; entrons, madame Mann; je viens pour
affaires; j'ai à vous parler.»
Madame Mann introduisit le bedeau dans une petite pièce, pavée en
briques, approcha de lui un siège, et s'empressa de le débarrasser de son
tricorne et de sa canne qu'elle posa devant lui sur la table; M. Bumble
essuya son front couvert de sueur, jeta un regard de complaisance sur
son tricorne et sourit. Oui, il sourit; après tout, un bedeau est un homme,
et M. Bumble sourit.
«N'allez pas vous fâcher de ce que je vais vous dire, observa Mme
Mann
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