Christine ne dissimulait pas son sentiment
sur l'oeuvre de Jean de Meun, fut le point de départ de la fameuse
querelle du roman de la Rose.
A la suite d'une discussion orale au cours de laquelle Christine avait de
nouveau contesté les mérites de l'oeuvre si vantée, Jean de Montreuil
lui envoya la copie d'une belle épître qu'il venait de préparer et
d'adresser en réponse à «un sien ami, notable clerc» partageant la même
opinion qu'elle, mais la rhétorique du prévôt de Lille fut sans effet sur
les convictions de la célèbre femme qui répliqua par une attaque en
règle contre l'immoralité du livre en question [5].
Un autre personnage jouissant d'une haute réputation politique, Me
Gontier Col [6], secrétaire du roi, surgit alors pour défendre l'opinion
de Jean de Montreuil, son disciple, et reprocha vivement à Christine
d'avoir écrit «par maniere de invective» contre le roman de la Rose, la
priant de lui envoyer l'épître qu'elle venait d'adresser au prévôt de Lille.
Sa lettre est datée du 13 septembre 1401. Christine s'empressa de lui
faire parvenir une copie de la lettre qu'il désirait connaître.
Gontier Col riposta immédiatement sur un ton arrogant et frisant
presque l'insolence (15 septembre 1401), mais cette attaque inutile fut
bientôt suivie d'une dernière lettre de Christine où elle persista dans son
opinion et déclara qu'elle la soutiendrait partout publiquement, s'en
rapportant au jugement «de tous justes preudes hommes, theologiens et
vrays catholiques et gens de honneste et salvable vie».
On le voit, en dépit des attaques réitérées d'hommes érudits et investis
d'un crédit considérable, Christine sut maintenir vaillament ses
revendications sans laisser la moindre prise à ses adversaires. Bien plus,
elle résolut de les confondre en soumettant leur contestation au
jugement de l'autorité féminine la plus puissante et la plus redoutée;
dans cette intention elle fit faire une copie de tout le débat et l'adressa à
la reine Isabeau en même temps qu'au Prévôt de Paris, Guillaume de
Tignonville. Cette requête fut écrite la veille de la Chandeleur 1401[7]
(1er février 1402 n. st.).
L'histoire ne nous dit pas si la Reine fit connaître son sentiment, mais
nous devons constater qu'en tous cas la lutte ne se termina pas
complètement à cette époque. La fameuse Vision écrite par Jean
Gerson contre le roman de la Rose vint raviver cette polémique, et
servit de thème à une nouvelle discussion littéraire entre Christine et
Pierre Col, chanoine de Paris[8].
Après avoir fait ressortir les principaux traits de ce débat, nous sommes
autorisés à penser que l'Épître au dieu d'Amours eut un retentissement
considérable et dut certainement placer Christine au rang des écrivains
les plus remarqués. Cette composition fut même, pour ainsi dire, le
point de départ de toute une nouvelle littérature ayant pour but la
défense des femmes. Longtemps avant, il est vrai, quelques écrivains[9]
avaient déjà élevé leurs protestations, Guillaume de Digulleville surtout
s'était distingué par son audace en appelant l'oeuvre de Jean de Meun
«le roman de luxure», mais ces légitimes récriminations étaient
demeurées à peu près sans écho, et l'on peut avancer qu'à Christine de
Pisan revient l'honneur d'avoir la première profondément tracé la voie
que suivra désormais toute une école de moralistes»
Pour s'en convaincre il suffira de citer quelques-uns de ces
continuateurs et admirateurs[10].
Mathieu Thomassin rend hommage dans son Registre Delphinal aux
sentiments de Christine, Martin Le Franc ne tarit pas d'éloges dans son
_Champion des dames_; plus tard Jean Bouchet compose _Le
Jugement poétique de l'honneur femenin_, et enfin Jean Marot se fait
l'interprète des mêmes sentiments dans _La vray disant advocate des
dames_[11].
Mais, malgré toutes ces nouvelles manifestations de la même pensée, le
souvenir de l'oeuvre de Christine resta longtemps vivace et n'était
nullement effacé au commencement du xvie siècle puisqu'à cette
époque on jugea encore intéressant d'imprimer son Épître sous le titre
de «contre romant de la Rose». Nous ne connaissons qu'un seul
exemplaire[12] de cette édition; il a fait partie de la Bibliothèque que
Fernand Colomb forma à Séville de 1510 à 1539. Cet unique
exemplaire, dérobé à la Colombine, a été acquis en 1884 par M. le
baron Pichon. Il consiste en une plaquette in-12 de quelques feuillets,
sans date ni nom d'imprimeur. L'Épître au dieu d'amours y est
seulement contenue et annoncée sous le titre «Le contre Rommant de la
Rose nommé le _Gratia dei_». Cette édition, fautive comme toutes
celles de son époque, paraît cependant avoir été établie sur un bon texte,
c'est-à-dire d'après un ms. de la famille A.
Une traduction libre en vers anglais avait déjà été faite en 1402 par
Thomas Occleve; elle a été imprimée à Londres en 1721 dans l'édition
des oeuvres de Geoffroy Chaucer par John Urry (p. 534 à 537).
Toutefois cette pièce, publiée sous le titre de «The Letter of Cupide»,
est beaucoup plus courte que
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