Oeuvres complètes, v 4-5 | Page 4

Alfred de Musset
l'air de savoir tout cela par
coeur; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles, voisin
Mondella.
L'ORFÈVRE.
Et quand on me bannirait comme tant d'autres! On vit à Rome aussi
bien qu'ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux
qui la font!
Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux.--Passe un bourgeois, avec
sa femme.
LA FEMME.
Guillaume Martelli est un bel homme et riche. C'est un bonheur pour
Nicolo Nasi d'avoir un gendre comme celui-là. Tiens! le bal dure
encore.--Regarde donc toutes ces lumières.
LE BOURGEOIS.

Et nous, notre fille, quand la marierons-nous?
LA FEMME.
Comme tout est illuminé! Danser encore à l'heure qu'il est, c'est là une
jolie fête!--On dit que le duc y est.
LE BOURGEOIS.
Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c'est un moyen commode de ne
pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma foi, que des
hallebardes à la porte d'une noce! Que le bon Dieu protège la ville! Il
en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens d'Allemands, de leur
damnée forteresse.
LA FEMME.
Regarde donc le joli masque. Ah! la belle robe! Hélas! tout cela coûte
très cher, et nous sommes bien pauvres à la maison.
Ils sortent.
UN SOLDAT, au marchand.
Gare, canaille! laisse passer les chevaux.
LE MARCHAND.
Canaille toi-même, Allemand du diable!
Le soldat le frappe de sa pique.
LE MARCHAND, se retirant.
Voilà comme on suit la capitulation! Ces gredins-là maltraitent les
citoyens.
Il rentre chez lui.

L'ÉCOLIER, à son camarade.
Vois-tu celui-là qui ôte son masque? C'est Palla Ruccellai. Un fier
luron! Ce petit-là, à côté de lui, c'est Thomas Strozzi, Masaccio,
comme on dit.
UN PAGE, criant.
Le cheval de son Altesse!
LE SECOND ÉCOLIER.
Allons-nous-en, voilà le duc qui sort.
LE PREMIER ÉCOLIER.
Crois-tu pas qu'il va te manger?
La foule s'augmente à la porte.
L'ÉCOLIER.
Celui-là, c'est Nicolini; celui-là, c'est le provéditeur.
Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même,
tous deux masqués.
LE DUC, montant à cheval.
Viens-tu, Julien?
SALVIATI.
Non, Altesse, pas encore.
Il lui parle à l'oreille.
LE DUC.

Bien, bien, ferme!
SALVIATI.
Elle est belle comme un démon.--Laissez-moi faire; si je peux me
débarrasser de ma femme...
Il rentre dans le bal.
LE DUC.
Tu es gris, Salviati; le diable m'emporte! tu vas de travers.
Il part avec sa suite.
L'ÉCOLIER.
Maintenant que voilà le duc parti, il n'y en a pas pour longtemps.
Les masques sortent de tous côtés.
LE SECOND ÉCOLIER.
Rose, vert, bleu, j'en ai plein les yeux; la tête me tourne.
UN BOURGEOIS.
Il paraît que le souper a duré longtemps: en voilà deux qui ne peuvent
plus se tenir.
Le provéditeur monte à cheval; une bouteille cassée lui tombe sur
l'épaule.
LE PROVÉDITEUR.
Eh! ventrebleu! quel est l'assommeur, ici?
UN MASQUE.

Eh! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini? Tenez! regardez à la
fenêtre; c'est Lorenzo avec sa robe de nonne.
LE PROVÉDITEUR.
Lorenzaccio, le diable soit de toi! tu as blessé mon cheval.
La fenêtre se ferme.
Peste soit de l'ivrogne et de ses farces silencieuses! un gredin qui n'a
pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps à des espiègleries
d'écolier en vacances.
Il sort.--Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien
Salviati; il lui tient l'étrier. Elle monte à cheval; un écuyer et une
gouvernante la suivent.
SALVIATI.
La jolie jambe, chère fille! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé la
moelle de mes os.
LOUISE.
Seigneur, ce n'est pas là le langage d'un cavalier.
SALVIATI.
Quels yeux tu as, mon cher coeur! quelle belle épaule à essuyer, tout
humide et si fraîche! Que faut-il te donner pour être ta camériste cette
nuit? Le joli pied à déchausser!
LOUISE.
Lâche mon pied, Salviati.
SALVIATI.
Non, par le corps de Bacchus! jusqu'à ce que tu m'aies dit quand nous

coucherons ensemble.
Louise frappe son cheval et part au galop.
UN MASQUE, à Salviati.
La petite Strozzi s'en va rouge comme la braise;--vous l'avez fâchée,
Salviati.
SALVIATI.
Baste! colère de jeune fille et pluie du matin...
Il sort.
SCÈNE III
Chez le marquis de Cibo.
LE MARQUIS, en habit de voyage, LA MARQUISE, ASCANIO, LE
CARDINAL CIBO, assis.
LE MARQUIS, embrassant son fils.
Je voudrais pouvoir t'emmener, petit, toi et ta grande épée qui te traîne
entre les jambes. Prends patience: Massa n'est pas bien loin, et je te
rapporterai un bon cadeau.
LA MARQUISE.
Adieu, Laurent; revenez, revenez!
LE CARDINAL.
Marquise, voilà des pleurs qui sont de trop. Ne dirait-on pas que mon
frère part pour la Palestine? Il ne court pas grand danger dans ses terres,
je crois.
LE MARQUIS.

Mon frère, ne dites pas de mal de ces belles larmes.
Il embrasse sa femme.
LE CARDINAL.
Je voudrais seulement
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